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I

A MADAME H.-S. S.

Permettez-moi, madame, de vous envoyer, de Paris à Philadelphie, ce livre où vous rencontrerez plus d'une observation et plus d'un trait qui m'ont été donnés par l'éminent homme d'État, le profond philosophe et le causeur charmant dont vous portez le nom respecté. Je n'ai pas eu la prétention, dans ce roman quasi-parisien, de peindre les mœurs intimes de vos compatriotes. J'ai saisi au passage les Américains que j'ai vus, et je n'ai voulu faire ni un tableau ni une satire de la vie du Nouveau Monde. Ne cherchez pas sous ce titre: l'Américaine, l'étude spéciale d'une race; cherchez-y ce que vous trouverez, j'espère:—un portrait de femme.

Ce que j'ai surtout visé, à vrai dire, dans le roman que je vous envoie, madame, ce n'est pas l'Amérique, c'est le divorce qui, du reste, est d'importation américaine. On divorce avec une facilité prodigieuse chez vous. Nous n'en sommes pas tout à fait là en France, mais nous marchons vite, et il n'est pas mauvais de réagir. Et vous m'approuverez d'autant plus, madame, je le sais, que votre foyer d'Amérique est comme un nid d'affections et de souvenirs, avec l'image chère de celui qui m'a honoré de son amitié.

Recevez, madame, à travers le temps et l'éloignement, l'hommage de mon profond respect.

Jules Claretie.


L'AMÉRICAINE


I

En juillet, à Trouville, par un beau temps clair, sous le ciel d'un bleu doux, légèrement ouaté de nuages blancs, devant la mer plate et verte aux bords vaseux dentelés d'écume blanche, le docteur Fargeas, le savant névrologiste, causait à l'ombre d'un grand parasol planté dans le sable fin. Il causait, tout en regardant de ses profonds yeux noirs des barques filer à l'horizon, un vapeur passer avec sa blanche fumée droite, et, en amateur d'art qu'il était, comparant aux marines accrochées à Paris, dans son cabinet, la côte violacée qui se montrait au fond, très loin, plaquée de tons rosés ou jaunes, vers le cap de la Hève, là-bas.

Il se laissait aller, le docteur, à ces lents bavardages des jours de repos, assis entre un homme de trente-cinq ans environ, à l'air militaire, le marquis de Solis, retour du Tonkin et descendu l'avant-veille aux Roches Noires, et un jeune homme coiffé du petit chapeau paillasson à large ruban qui, dans un tonneau d'osier, les jambes croisées, battait sa bottine gauche du bout de son ombrelle de toile écrue. Joli garçon, ce M. de Bernière, un peu cousin du marquis de Solis; mais aussi spirituellement flâneur, railleur, décadent ou pessimiste, selon la mode, que Georges de Solis était—avec dix années de plus sur les épaules—enthousiaste, crédule, courant la mode à la conquête de quelque vérité scientifique, et que Fargeas lui-même, restait ardent et alerte, sous ses longs cheveux gris, encadrant son visage maigre.

Ils s'étaient, après le déjeuner, rencontrés et assis machinalement sur la plage, dans le far niente délicieux de la vie des eaux, le docteur descendant de sa villa, bâtie dans le nid de verdure de la côte de Grâce, Bernière et M. de Solis sortant du même hôtel où ils se retrouvaient sans s'y être donné rendez-vous.

Fargeas avait jadis soigné la marquise de Solis et donnait, de temps à autre, des conseils hygiéniques à M. de Bernière qui ne les suivait pas. Un ami de tous ses clients, le bon docteur. Et appliquant à ces faux malades, simplement anémiés ou rendus dyspepsiques par la vie de Paris, une méthode curative à lui: la causerie, le laisser-passer, le haussement d'épaules et le: «Bah! ce n'est rien! Vous en verrez toujours la fin!»

—Eh bien! docteur, et vos malades? lui demandait justement Bernière, en continuant à frapper de son ombrelle sa cheville qui faisait saillie sous le caoutchouc de la bottine.

—Mes malades? Tous bien portants!

Et le docteur ajouta, en riant:

—Je les visite si peu!

—Vous seul avez le droit de parler ainsi, de ce petit ton railleur, de votre science, cher docteur!... dit M. de Solis, avec un évident respect, une sorte de reconnaissance affectueuse. Vous, un des maîtres en l'art de guérir!

—Oh! un des maîtres!—- le savant hochait la tête.—La vérité est que je suis peut-être parmi les médecins un des moins... malfaisants!

Bernière sourit et son ombrelle battit plus vite, comme pour applaudir.

—Malfaisant est joli! Un ban pour malfaisant!

—Non.... Mais, dit Fargeas, je suis sceptique en médecine... voilà ma force! J'ai remarqué qu'à tout prendre il n'y a jamais de maladies réelles que celles que l'on croit avoir!... Quand l'homme est réellement en danger, il se figure qu'il n'a rien de grave. Cette ignorance de son mal le rassure et il en guérit malgré le médecin! L'homme ou la femme est-il malade imaginaire? Comme à tout propos le médecin est consulté, alors... ah! alors, ça devient dangereux!

—Il n'y a donc à votre avis, demanda M. de Solis, que les maladies qu'on croit avoir?

—Évidemment, comme il n'y a que les passions qu'on se figure éprouver.

Le jeune Bernière, après avoir applaudi, se mit à protester.

—Oh! qu'on se figure!... qu'on se figure!... dit-il.

Le docteur Fargeas l'interrompit, et regardant ce joli garçon blond, frisé, avec une mince moustache finement retroussée sur des lèvres un peu pâles, et un monocle crispant, comme une hémiplégie, tout un côté de sa face, tandis que l'autre restait calme, avec un petit œil bleu perçant:

—Mais parfaitement, dit le médecin. Voyons, tenez: Quel âge avez-vous?

—Vingt-huit ans.

—Et, à vingt-huit ans, vous croyez avoir eu des passions?

—Beaucoup! fit Bernière.

—Êtes-vous joueur?

—Peu!

—Bibliophile?

—Médiocrement.... Je coupe les volumes avec mes doigts! Ainsi!...

—Avare? Je vous demande pardon....

—Papa me trouve prodigue, répondit Bernière, mais la petite Emilienne.... Emilienne Delannoy... non... elle... tout le contraire! Non, je ne suis pas avare!

—Alors, vous n'avez pas de passions! dit Fargeas, ni les chevaux, ni le jeu, ni les femmes... pas même la petite....

—Emilienne (des Bouffes)....

—Pas même Emilienne Delannoy ne sont des passions! Des occupations, oui! Des délassements!... Soit!

—Heu! heu! fit le jeune homme, l'air profondément ennuyé, revenu de tout. Des délassements? Quelquefois!

—Rarement, je le sais bien, accentua le docteur. Mais des passions, non! Vous voyez bien vous-même.... Vous dites: «Heu! heu!» Une passion, mais cela vous prend corps et âme, vous tient, vous tord, vous absorbe, vous tue lentement et pourtant vous fait vivre!... J'ai connu deux hommes seulement qui avaient eu ce qu'on appelle une passion, mais une vraie, une absolue passion! L'un était un brave garçon qui cherchait le moyen d'abolir la misère.... Il est mort fou! L'autre était un vieux sculpteur raté qui passa sa vie à sculpter des noix de coco, certain de tailler là-dedans un chef-d'œuvre.... Il est mort idiot!... Et ce n'est pas plus bête de s'affoler pour un beau rêve ou de s'abrutir sur un pareil travail que de perdre sa vie pour une femme!

Bernière écoutait Fargeas en souriant, comme il eût prêté l'oreille à un air de bravoure ou à une conférence; mais il n'en semblait pas fort ému.

Il répondit de sa voix lente et lassée:

—Mon cousin Solis est cependant là, docteur, pour vous prouver qu'il peut y avoir d'autres passions que celle des noix de coco!

—Comment?

—Dame! une noble passion: celle des voyages.

—Et vous voyez bien que M. de Solis ne l'éprouvait pas complètement... entièrement... jusqu'à en mourir, la passion des voyages, puisqu'il est revenu!

—C'est qu'on se lasse de tout, docteur! répondit le marquis de Solis qui, machinalement, traçait sur le sable de la plage, une carte quelconque, chimérique, sans doute.

Le docteur Fargeas eut presque un éclat de rire triomphant:

—On se lasse de tout. Voilà! Eh bien! mais, je ne dis pas autre chose, moi!

—Alors, à votre avis, demanda le marquis, l'amour?

—Oh! je n'y crois pas, fit Bernière.

—J'y crois, moi, au contraire, dit Fargeas, j'y crois... comme à la médecine! Je crois aux faits. A l'amour de la femme pour le mari qui la rend heureuse, du mari pour la femme qui le rend fier, de la mère et du père pour l'enfant.... Je crois à tous les amours accompagnés d'un qualificatif... amour conjugal... filial... paternel... ce que vous voudrez.... Je crois à l'amour-propre surtout! Mais je ne crois pas à l'amour sans épithète!... Cet amour-là n'est qu'un farceur.... Il prétend qu'il n'a que des ailes.... Allons donc! Il a des pattes... et des griffes!...

—C'est-à-dire, fit M. de Solis, qu'à ramener votre théorie à la pratique, il n'y a pour tout homme d'autre passion que celle de son foyer et d'autre salut que le mariage?

—Voilà! répéta Fargeas, joyeusement.

M. de Bernière crut bien embarrasser le médecin:

—Alors, docteur, pourquoi ne vous êtes-vous pas marié, vous?

—Moi? Parce que j'avais une passion....

—La science?

—Parfaitement.

—Vous n'y croyez pas! dit le jeune homme.

Fargeas haussait les épaules.

—Il y a tant d'imbéciles qui croient tout savoir sans avoir rien appris. On n'a pas trop de tout une existence de travail pour arriver à se convaincre qu'on ne sait rien! Et puis, quoi? je n'ai pas trouvé la femme qui... la femme....

—Ah! je vous y prends! Vous cherchiez l'amour!

—Ou l'intérêt!...

—Vous, l'intérêt?... Jamais de la vie!

Le marquis de Solis, pendant ce bavardage léger, regardait, sans les voir, les pêcheuses d'équilles, rapportant de la mer, leur pelle à la main, ces longs poissons d'argent à tête de brochet, qui cachent leur tête dans le sable, et les pêcheurs de crevettes, rentrant, leur filet sur l'épaule, tandis que d'autres revenaient, se suivant, leurs paniers à l'épaule, comme une longue et lente théorie de travailleurs.

Il regardait, mais sa pensée était ailleurs. Tout ce qui se disait là, près de lui, semblait réveiller en lui des souvenirs, des sensations endormies, galvaniser des douleurs mortes, et son visage fin, un peu triste, maigre et pâli, avec un front légèrement dégarni, et une barbe noire en pointe, ce visage de soldat pensif, prenait doucement une expression de rêverie triste.

A cette songerie même, le marquis parut s'arracher pour demander au docteur:

—Vous êtes donc d'avis qu'il y a toujours pour l'homme une femme idéale, faite pour lui et qui présente l'incarnation même, la réalisation de son rêve?

—Et je suis d'avis que pour tout homme il y en a même plusieurs, répondit gaiement Fargeas.

—Bon. Mais pour les femmes? dit Bernière.

—Oh! pour les femmes! Demandez à Emilienne Delannoy.... Demandez même à mistress Montgomery, qui est une honnête femme et qui a pourtant déjà changé... d'idéal!...

—Mme Montgomery?

Et Bernière semblait attendre du docteur Fargeas une explication.

—Comment, docteur, la belle Mme Montgomery a... changé... comme cela?

—Oh! légalement! Divorcée, la belle Mme Montgomery; mais, mon cher Bernière, aussi honnête que peut l'être une femme....

—Qui n'aime pas son mari.

—Pourquoi Mme Montgomery n'aimerait-elle pas son mari?

—Parce qu'il n'a rien de... de l'idéal, parbleu!

—Ça dépend. On ne sait pas, fit gravement le médecin.

—Eh bien! si M. Montgomery, qui est courtaud et pataud, est l'idéal de Mme Montgomery, qui, en effet, est admirablement belle, belle à sculpter, à chanter, à peindre, tant pis pour nous, qui n'avons plus qu'à nous désespérer.

—Ou à nous consoler avec Emilienne Delannoy, Fanny Richard ou Marianne d'Hozier. Les débits de consolation ne manquent pas. C'est comme les débits d'alcool, ça pullule.

—Et, demanda M. de Solis, cette belle Mme Montgomery, c'est?...

—Une admirable et capiteuse créature! répondit Bernière. Américaine, comme toutes les femmes qui fournissent des épithètes de parfumeurs aux chroniques. Et, depuis la saison, mettant Trouville en révolution... en ébullition, si vous voulez!... Il n'y a sur le turf de la beauté—vous voyez que je suis moderniste—de comparable à elle que la très belle miss Arabella Dickson! Ah! qui est incomparable, celle-là!».... A l'heure du bain de miss Arabella, on frète des barques à Deauville pour aller regarder ses bras et lorgner sa nuque. Les voitures font prime à ce moment psychologique-là! C'est très beau, d'ailleurs. Ça mérite d'être vu!

—Et cette Mlle Dickson? demanda encore Solis.

—La fille d'un colonel. Très bel homme. N'ayant pas l'air de badiner. Un Yankee. Un Mohican. Un type. Il paraît qu'il a joué du revolver, à la tête de quelques cow-boys, contre les Indiens.... Comme Buffalo-Bill.... Je l'ai rencontré, l'autre jour, devant les petits chevaux au Casino. On faisait cercle autour du trio Dickson, car il y a une mère. Très belle aussi. Ils sont tous très beaux, ces Dickson. D'ailleurs—et Bernière s'étalait avec une nonchalance affectée dans son tonneau d'osier—toute cette race américaine humilie effroyablement nos décadences. Nous avons l'air d'anémiés, comme dit le docteur, à côté de ces colosses en pierre de taille. Voyez M. Norton!

—Norton? fit M. de Solis.

Le nom, brusquement, lui faisait retourner la tête, et il interrogeait Bernière pour savoir de quel Norton son cousin pouvait bien parler.

—Mais de M. Norton, le richissime Norton, le milliardaire—pour être plus récent, plus actuel.—Richard Hepworth Norton, le banquier, qui a acheté l'hôtel de la duchesse d'Escard au parc Monceau et y a logé pour sept ou huit millions de peintures, sans compter les téléphones!

Richard Norton! Ce nom, évidemment, réveillait chez le marquis tout un monde de souvenirs. Il l'avait autrefois bien connu, ce Norton, à New-York, et il le retrouvait à présent sur cette plage normande, après quelle séparation et quelles traverses!

—Il est ici, Norton?...

—Là-bas, dit Fargeas. Son habitation est cette grande maison normande, une des dernières vers les Roches Noires. On la voit d'ici.

Le marquis regardait non plus vers la mer maintenant, mais du côté de cette longue ligne de constructions diverses, élégantes ou bizarres, qui, comme des yeux avides de lumière et d'air, ouvrent leur fenêtres sur la mer.

—Là-bas.... Voyez-vous?... Un vrai palais, cette villa!... M. Norton y a entassé encore des raretés à profusion.... Ce serait un musée à Paris! A Trouville, c'est une véritable curiosité.... Mais rien n'est assez luxueux et choisi, aux yeux de M. Norton, pour sa femme qu'il adore, et qui est bien, du reste, la créature la plus exquise que je connaisse!

Le docteur ne remarquait point l'expression de vague tristesse qui passait rapidement sur le visage de M. de Solis. Le marquis avait eu, au nom de Mme Norton, un tressaillement léger, une contraction passagère qui n'eût pas évidemment échappé à Fargeas. Mais le médecin, les yeux mi-clos, regardait en ce moment le paysage comme à travers ses cils, pour juger de la qualité de la lumière.

M. de Solis avait d'ailleurs repris bien vite une sorte d'expression indifférente, et il interrogeait le docteur sur Mme Norton, comme l'eût fait un simple curieux des potinières de la plage.

Le docteur connaissait d'autant mieux l'Américaine qu'il la soignait, Mme Norton souffrant d'une maladie qu'on croyait, à New-York, indéterminée—une névrose, la fameuse, l'inévitable névrose moderne—mais que le maître français devinait bien vite: le germe d'une affection cardiaque, une angoisse ressemblant à l'angine de poitrine. Au total, un pseudonyme de la tristesse. La mort de son père, qu'elle adorait, avait atteint profondément la jeune femme, et, pour l'arracher à une sorte de mélancolie constante, à un chagrin qui persistait sous le sourire même de la mondaine, Richard Norton avait amené Mme Norton en France.

—Alors, triste, Mme Norton? demandait M. de Solis.

—Oui. Et résignée!

—Et adorable! ajouta M. de Bernière. Des cheveux étonnants! Châtain clair, couleur bronze, et des yeux!... Tenez, la mer a de ces reflets-là, regardez bien!

—Seulement, dit le docteur Fargeas, cette poétique et délicieuse créature a, dans la traversée, failli payer cher la consultation qu'on venait me demander. Le vent, les rafales, la dépression barométrique, amenaient chez elle comme un arrêt dans le battement du cœur, comme une pause de la vie. Phénomènes fugitifs, du reste, et qui disparaîtront radicalement avec du repos!

Puis, après avoir questionné, il semblait que M. de Solis cherchât à ne plus parler de l'Américaine. Il restait là, le regard accroché à la grande maison normande, là-bas, et il parlait d'autre chose, de ses voyages, de cet Annam ou du Tonkin dont il revenait.

—Mme de Solis a dû être bien heureuse de vous revoir? dit le docteur.

—Ma mère!... Pauvre chère femme! Je me suis presque reproché de l'avoir quittée tant elle a eu de joie à me retrouver! Que je vous sais gré, mon cher docteur, de me l'avoir rendue!

—Rendue! Rendue!... Mon cher marquis, on ne rend pas les malades qui sont confisqués par la mort. Je n'ai eu d'autre mérite que d'avoir donné à la marquise de bons conseils, qu'elle a suivis!... Elle a plus fait pour sa guérison que moi! Quand je vous dis que je doute un peu de la médecine, je ne doute pas de la suggestion qu'imposent les médecins à leurs malades et qui, par l'imagination, suffit très souvent à les guérir. J'ai fait des cures étonnantes en ordonnant, avec de graves froncements de sourcils, des pilules de mica panis. Mica panis! Les malades avalaient cela avec des frissons d'inquiétude et d'espérance. Puis ils se sentaient soulagés. Mica panis! Traduction: boulettes de mie de pain! Ah! le cerveau humain, l'imagination, la chimère!

Et la conversation s'égarait maintenant sur les généralités, la médecine, les nouvelles du matin, l'article de la Vie Parisienne consacré aux épaules et aux costumes de bains de miss Arabella Dickson. C'était M. de Bernière qui parlait et M. de Solis n'écoutait plus. Toute sa pensée était comme emportée vers cette villa qui se dressait, au bout de la plage ensoleillée, dans la lumière, avec ses toits rouges.... Et, tout à coup, presque brusquement, il laissait son cousin et le docteur en tête à tête, leur serrant la main, prétextant une lettre oubliée, une dépêche à jeter au télégraphe, et il s'éloignait, disparaissant par la rue....

Le docteur, regardant sa montre, n'allait point tarder à en faire autant, et Bernière se trouvait seul, dans son tonneau, fumant un cigare, qu'en sa qualité de pessimiste il exigeait délicieux, comme toutes choses, car il citait Schopenhauër et pratiquait Epicure.

Fin observateur, du reste, l'espèce de trouble de M. de Solis ne lui avait pas tout à fait échappé, et il se demandait pourquoi le marquis lui faussait si vivement compagnie. Solis ne lui avait point parlé de cette lettre. Ils devaient monter à cheval ensemble, tout à l'heure. Comment le marquis l'oubliait-il?

Alors, l'insistance de Solis à s'informer de la santé de Mme Norton, l'évident intérêt que prenait le marquis à ce que le docteur lui disait de l'Américaine, donnaient à Bernière de fugitives idées de roman ébauché, d'une intrigue possible.

—Tiens, tiens, tiens! Ce bon Solis!

Mais la pensée même s'envolait, dans le plein air de ce beau jour, avec la petite fumée bleue du cigare.

Et Bernière oublia bien vite son cousin en apercevant, venant de son côté, sans ombrelle, les mains dans les poches et humant le vent de mer avec la volupté d'un être bien portant qui aime à vivre, un homme gros et gras, très rond, très rouge, les cheveux et les favoris grisonnants, qui s'avançait vers lui, sans le voir.

—Tiens, monsieur Montgomery!

C'était bien lui, le mari de la belle Mme Montgomery, l'homme le plus entouré, le plus envié, le plus jalousé de la plage, et portant philosophiquement le poids de la beauté de sa femme.

—Ah! monsieur de Bernière! dit le gros petit homme en souriant. Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, Schopenhauër? Vous digérez, je parie! Mais, désenchanté que vous êtes, est-ce que vous ne devriez pas vous laisser mourir d'inanition, si la vie est une corvée?

—Une corvée, oui, mais curieuse! dit Bernière, en jetant son cigare inachevé. Un spectacle souvent assommant, mais un spectacle! Vous êtes bien quelquefois entré dans un théâtre où l'on joue une mauvaise pièce?...

—Souvent, dit l'Américain, avec un grain d'accent saxon.

Il s'était assis près de Bernière, sur une chaise dont les pieds s'enfonçaient dans le sable.

—Elle dure, cette pièce ennuyeuse, et l'on voudrait s'en aller! Mais on reste, fit M. de Bernière.... On reste, on ne sait pas pourquoi.... Parce qu'on y est, parce que, pour sortir, on ne veut déranger personne.... Voilà la vie, mon cher monsieur Montgomery!

—Oh! il y a bien quelques petits agréments autour! Vous avez, du reste, raison, rien n'est assommant comme une comédie maussade. On nous en a joué une hier au Casino!... Terrible! Et quels acteurs! Il y avait là une comédienne qu'on nous donnait pour un premier prix du Conservatoire!... En quelle année, bon Dieu?...

—Peut-être du temps de Talma!

—Et je suis resté... à cause de ma femme, qui ne veut jamais s'en aller, qui veut toujours tout voir, qui n'est pas pessimiste, elle! Ah! non, par exemple! Tout l'amuse! Tout, même moi!

—Ah! bah?... fit Bernière.

—Merci! dit rapidement l'Américain.

M. de Bernière essayait de corriger son Ah! bah?

—Je voulais dire....

—Oh! n'expliquez pas! fit Montgomery avec un flegme aimable.... Cela vous étonne? Cela m'étonne moi-même d'être le mari de la plus jolie femme de la colonie américaine. Une beauté... professionnelle!

—Oui, professional beauty! J'ai retenu de l'anglais de mon professeur tout ce qui est devenu parisien. Mais, ajouta le jeune homme, il ne faut pas traduire!

M. Montgomery sourit, acceptant la plaisanterie du boulevardier:

—Je comprends... oui.... Qui fait profession de beauté.... A Paris, on s'y tromperait!

Il ajouta, froidement, dans son petit sourire singulier:

—Mais on ne s'y tromperait pas longtemps. Très aimable, Mme Montgomery... très aimable... hors de chez elle! L'autre jour, Papillonne... oui, Papillonne, du Figaro, a eu l'idée de raconter l'histoire de notre mariage.... Très poétique, cette histoire!

—Vraiment?... fit M. de Bernière.

Montgomery s'inclina dans un léger salut.

—Merci encore!

Puis, comme le jeune homme, évidemment, voulait tenter encore de rattraper son exclamation envolée:

—Oh! n'expliquez pas! répéta l'Américain. Divorcée d'avec un premier mari.

—Mme Montgomery?

—Oui. Vous n'avez donc pas lu Papillonne?.... Je suis son second!... Éprise de moi à cause de... mon Dieu! à cause de mon nom.

—C'est juste! Montgomery! dit M. de Bernière, en faisant sonner le nom historique.

Mais Montgomery l'interrompit encore:

—Oh! n'insistez pas!... Il y a deux m en français! Montgommery! Un seul à mon nom! C'est ce qui ennuie un peu Mme Montgomery.

—Vous pouvez vous en refaire mettre un.... Un m et un de....

—J'y ai songé. Mais ça se verrait....

—Oh! dit le jeune homme en riant, ça se voit tous les jours!

—Norton se moquerait de moi!

—Ah! oui, M. Norton!... Je regrette que mon cousin Solis ne soit plus là pour parler de M. Norton. Il y a longtemps que l'on n'a parlé de M. Norton.

—Vous le connaissez, M. Norton? dit Montgomery.

—Très peu! Comme on connaît les étrangers à Paris!

—Je vous ai vu chez lui, à la dernière soirée qu'il a donnée au Parc Monceau!

—C'était la première fois que j'y allais. Superbe, l'inauguration de son hôtel!... Un luxe et un goût! La serre surtout! Étonnante, la serre!... Un bijou parisien vu à la lumière Edison!... Seulement on n'y parle pas assez français. J'y ai vu des Turcs, des Persans, des Américains—mais des Parisiens, j'en cherchais!...—Le plus Parisien, c'était encore un Japonais... ou un Javanais, je ne sais pas au juste.... Ah ça! mais, cher monsieur Montgomery, il y a un autre Norton, qui vient d'acheter un Meissonier de huit cent mille francs à Philadelphie!

—C'est le faux Norton!

—Comment, le faux Norton?

—Oui... comme je suis un Montgomery avec deux m!... Le vrai Norton, c'est mon Norton à moi, Richard Hepworth Norton... le propriétaire des mines de cuivre les plus fameuses et le rival des plus hardis entrepreneurs pour la construction des chemins de fer, Norton le Riche, comme on l'appelle pour le différencier de Norton le Pauvre, qui n'a que vingt millions....

—Oh! le malheureux!

—.... De rente! ajouta Montgomery froidement.

—Alors, dit Bernière, Richard Norton!

—Oh! Richard Norton! Richissime, lui!

—C'est juste! fit le Parisien. Riche est maintenant un minimum. Pour avoir le strict nécessaire, il faut être....

—Richissime!... Parfaitement. C'est notre monde américain qui a inventé ces superlatifs. Et en route pour l'énorme, l'excessif, le gigantesque!... Nous ne pouvons vivre, cher monsieur, comme votre vieille Europe, sur une motte de terre usée et avec les quatre sous qui suffisaient autrefois à nos pères!... Qui n'est pas trop riche maintenant ne l'est pas assez! Qui n'a pas d'indigestion n'a pas dîné! Qui n'est pas fou d'amour n'a pas aimé!

—Je comprends... dit Bernière, en ouvrant son ombrelle... vous ne voulez pas vivre comme des épiciers.

L'Américain hocha la tête avec un petit air railleur:

—Oh! cher monsieur, prenez garde, prenez garde! Avec un Américain, il ne faut jamais railler l'état qui semble le plus ridicule pour vos préjugés français, parce que l'ambassadeur ou le président des Etats-Unis peut précisément l'avoir exercé.... L'homme qui vous parle a fait sa fortune dans un comptoir d'épicerie.

—Un Montgomery?

—Oui. Ma femme voudrait bien l'oublier. Mais je ne rougis pas du tout, moi, de m'en souvenir!...

—Et vous avez bien raison!... Cependant, votre associé, M. Norton, ce n'est pas avec des... pruneaux qu'il a gagné cette maison normande, les collections qu'il y loge et son hôtel de Paris, l'étonnement des invités, le joyau du parc Monceau?

—C'est peut-être avec des pruneaux qu'il a gagné tout cela! Je ne le lui ai pas demandé, répondit froidement Montgomery. Du reste, nous ne demandons jamais d'où vient une grande fortune et une jolie femme. Nous saluons l'une et nous respectons l'autre.

—C'est la femme que vous respectez? demanda en riant M. de Bernière qui s'était levé, trouvant décidément le soleil trop chaud.

—Oh! les deux! dit l'Américain. Les deux!

—Même lorsqu'il s'agit de miss Dickson?...

—C'est que tout le monde en parle!... Ah! la jolie créature! Elle serait capable de rendre à Deauville son ancienne splendeur. C'est vrai: Trouville d'un côté, miss Dickson de l'autre, je parie pour miss Dickson. Superbe, miss Dickson! L'autre jour, à cheval, sur la plage, elle était à peindre! Un portrait de Carolus équestre!

—A propos de portrait, monsieur de Bernière, demanda l'Américain, pour le prochain Salon, avez-vous un peintre à me recommander, vous qui êtes un raffiné.... Mais un peintre de choix et qui réussirait Mme Montgomery?

—Qui réussirait Mme Montgomery? répéta Bernière.

Et à travers son monocle, il regardait le petit gros homme, tout enchanté de sa question; il le regardait avec un léger, très léger sourire narquois: ces maris!

—Qui réussirait Mme Montgomery? Mais, cher monsieur, vous avez justement un de vos compatriotes, un peintre américain très à la mode, tout à fait à la mode, depuis son fameux portrait de femme dans le goût de Whistler... l'auteur de la Femme en noir.... Edward Harrisson!

Le calme visage, un peu paterne, de Montgomery, s'était glacé brusquement.

—Harrisson, dit-il. Impossible!

—Pourquoi?

—C'est le premier mari de ma femme!

—Ah bah? fit M. de Bernière.

Il avait envie d'ajouter: «Raison de plus, il la connaît mieux.»

Mais cette riposte de sceptique lui resta sur les lèvres.

Il s'étonna seulement que la belle Mme Montgomery n'eût pas eu le bon goût de commencer par choisir le mari actuel et ne fût pas arrivée à M. Montgomery par le plus court chemin. Mais, après tout, une femme a le droit de se tromper!

—Le divorce est fait pour cela, dit Montgomery froidement. Le mariage, sans le divorce, c'est une geôle.

—Et avec le divorce, c'est la geôle tempérée par l'évasion!

—Pas autre chose!

—Eh bien, cher monsieur, je félicite Mme Montgomery de s'être évadée, et je vous félicite d'avoir profité de l'évasion! Venez-vous faire un tour aux petits chevaux?

—Volontiers. Cela m'amuse de regarder jouer.

—Et le jeu?...

—Oh! dit l'Américain, je ne joue jamais, jamais! L'argent perdu au jeu, c'est comme le pain jeté: un vol fait à ceux qui n'en ont pas!

Bernière se demandait, en écoutant Montgomery, si l'Américain n'émettait point son axiome pour produire un effet, et par une pose quelconque. Non, point du tout, le travailleur enrichi était de bonne foi, n'estimant que l'emploi utile de l'argent vaillamment gagné.

Et tout en allant doucement vers le Casino, en suivant les planches, sous un soleil qui, là-bas, faisait étinceler la mer, le jeune homme continuait sa causerie et questionnait encore.

—Notez que je ne suis pas avare! disait Montgomery. Je conçois qu'on jette les louis par les fenêtres, mais qu'on se les fasse râcler par le râteau d'un croupier, je trouve cela absurde!

—Bah! le jeu est une sensation comme une autre, fit Bernière. Et il y en a si peu, si peu!

—Vous trouvez?... Vous êtes bien heureux!...

—Pas du tout; je m'ennuie considérablement.

—Mariez-vous.

—A quoi bon?

—Mais dame! fit l'Américain. Ne fût-ce que pour avoir des enfants!

—Peuh!... La vie est un si petit cadeau à leur faire!... Et puis on est sûr d'avoir une femme, on n'est pas certain d'avoir des enfants. Vous n'en avez pas!

—Pardon, dit en riant M. Montgomery, j'ai une femme et qui est mon enfant gâtée!

—Nous ne nous comprenons point, cher monsieur, dit Bernière, au seuil du Casino. Vous êtes un homme d'action, moi un homme de doute....

—Mieux que ça, je crois: un déliquescent!

—Si vous voulez. Nous sommes tous un peu ainsi, en cette fin de dix-neuvième!

—Tous?

—Tous ceux qui pensent!

—Qui ne pensent qu'à eux!...

—Cher monsieur Montgomery, je voudrais bien savoir où sont les gens qui songent spécialement aux autres! Vous me citerez saint Vincent de Paul: il est mort!

—Mais, est-ce que vous n'êtes pas un peu parent de M. de Solis?

—Je suis son cousin!

—Est-ce qu'il pensait même à lui, en allant au Tonkin faire des observations sur le climat de ce diable de pays?

—Non.

—Est-ce qu'il se piquait d'être un décadent?

—Non. Mais vous me parlez d'une exception. C'est une exception, mon cousin, un héros. Oui, ma parole! Elles confirment les règles, les exceptions!

—Eh! cher monsieur, l'ambition de tout homme qui n'est pas un imbécile, c'est d'être une exception!... Ah! si j'étais jeune et si j'étais Français!...

—Eh bien?

—Eh bien!... Rien!... Les affaires de votre pays ne me regardent pas. Allons voir les petits chevaux!... Passez!... Passez donc, cher monsieur!

—Non pas, je vous prie. Après vous!

—Après vous!

—Eh bien, dit Bernière en prenant le bras de l'Américain, mon cher monsieur Montgomery, passons ensemble!


II

—Faites remettre ma carte; si M. Norton est chez lui, il me recevra!

Le valet à qui s'adressait cet ordre, donné d'un ton ferme où, sous une politesse douce, se faisait sentir l'habitude du commandement, regarda l'homme qui lui parlait. Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune, brun, mince, la barbe entière, taillée en pointe, la redingote serrée à la taille: quelque officier en tenue bourgeoise et sans décoration à la boutonnière.

Les valets, dans la villa normande de M. Richard Norton, habitués à une marée de solliciteurs arrivant là, même à Trouville, au seuil de la maison de l'Américain avec une vitesse et un fracas de mascaret, ne voyaient que rarement dans l'antichambre des figures françaises, et dans la réponse que fit au jeune homme le domestique après avoir déposé sur un plateau d'argent la carte donnée, il y avait une nuance toute particulière de respect.

—Si monsieur le marquis veut se donner la peine d'attendre!

Et le valet, qui venait de jeter un leste coup d'œil sur la carte et d'y lire un nom: Marquis de Solis, ouvrait cérémonieusement la porte d'un petit salon du rez-de-chaussée donnant sur le vestibule et y introduisait le marquis.

M. de Solis s'assit, et très étonné de trouver un tel cérémonial dans cette façon de chalet luxueux, regarda autour de lui les tableaux accrochés dans ce petit salon meublé comme un Trianon, blanc et or. Les maîtres illustres y étaient représentés par quelque toile, une aquarelle ou un morceau de choix. Mais ce n'était évidemment là que de petits échantillons de la collection de Richard Norton, dont la galerie, à New-York comme à Paris, était célèbre.

Le marquis entendait en même temps le valet appeler quelqu'un, dans un cornet acoustique, du bas de l'escalier, pour savoir si M. Norton, dont le cabinet de travail se trouvait évidemment au premier ou au second étage, sur la mer, était visible.

M. de Solis avait, un moment, hésité à se présenter chez Norton, à remuer tout à coup un passé qui lui était cher. Il l'aimait, ce Norton, pour l'avoir connu là-bas, au Nouveau Monde, où M. de Solis était allé étudier les vignes américaines, voulant essayer de défendre ce qui pouvait être sauvé encore de la fortune de la marquise, sa mère. Libre, célibataire, voyageur par goût et, depuis quelques années, par une sorte de besoin physique et moral, comme s'il avait eu à secouer dans la fièvre des déplacements, quelque obsession lassante, M. de Solis avait trouvé peu d'hommes qui lui fussent plus sympathiques et qui, pour tout dire, fussent, comme l'Américain, des hommes.

Et, par une ironique destinée, dans cet homme respecté, dans cet ami dont le marquis emportait le souvenir à travers la vie, le hasard avait voulu que Solis dût rencontrer l'être insolemment heureux, né précisément pour lui prendre, sans le savoir, pour lui arracher la femme aimée. Tout un roman inachevé, volontairement inachevé, dans le déchirement du sacrifice, dans un monde de rêves finis, chassés, se dressait là, tout à coup, pour Solis, lorsque le docteur lui avait annoncé la présence, à Trouville, de Richard Norton et de celle qui s'appelait mistress Norton.

Mme Norton! Elle portait un autre nom, lorsqu'il l'avait rencontrée, il y a quatre années déjà, à New-York, chez M. Harley, son père, et lorsque, dans les causeries de jeune homme à jeune fille, dans les confidences irréfléchies, plus intimes chaque jour, il s'était laissé aller à avouer presque à cette Sylvia—Sylvia! l'écho de ce nom était ce qui lui restait de ce passé!—tout un amour grandissant, le seul amour vrai qu'il eût éprouvé de sa vie. Et elle-même, cette Sylvia, ne semblait-elle pas l'aimer? Ne le lui disait-elle point, dans la douceur du regard, dans la pression plus lente du shake-hands, dans les paroles mêmes tombées de cette bouche d'enfant rieuse et pourtant grave aussi? Comme il l'avait aimée, dans sa fierté, dans ce calme un peu hautain qu'elle avait, dans ces yeux, clairs comme une vague traversée du soleil, qu'elle fixait sur lui comme pour lire en lui et qui, sous les sourcils, d'un blond chaud, les cheveux fauves, le front pensif, luisaient avec une acuité étrange! Il était résolu à en faire sa femme, si elle consentait et si M. Harley, le banquier, voulait donner sa fille à un Français! De Sylvia, Georges de Solis était sûr. Il n'avait qu'à parler, il allait parler, et voilà qu'une dépêche alarmée, pressante, de Mme de Solis, rappelait tout à coup le marquis en France. Il fallait que le fils revînt pour disputer à l'acharnement féroce des créanciers la fortune des Solis.

Alors, le marquis rentrait au pays, luttait, arrachait aux griffes d'âpres coquins ce que son père, affolé de spéculations malheureuses, pouvait encore avoir laissé. Mais, devant les débris de cette fortune, suffisante pour sa mère et pour lui, insuffisante pour la fille du banquier Harley, le marquis n'osait plus laisser échapper la demande et l'aveu qui lui brûlaient les lèvres. Il attendait, il comptait sur quelque hasard heureux, et le temps passait, et, là-bas, Sylvia oubliait, sans doute, se croyant oubliée, et, le jour où Solis apprenait que miss Harley devenait la femme d'un autre, il partait, courant le monde, pour échapper à sa propre pensée, à sa souffrance, comme une bête blessée qui fuit, espérant secouer, en courant, la douleur de la blessure.

Mais on ne secoue que les gouttes de sang en ces fuites éperdues. Le marquis avait promené sa tristesse et harassé sa curiosité à travers ces voyages, missions de savant ou séjours qu'il s'imposait à lui-même dans l'Extrême-Orient, il avait usé son temps, sa vie, mais rien en lui, rien n'était cicatrisé! L'oubli n'était pas venu, et lorsque le docteur avait parlé de Norton, un serrement de cœur rendait le marquis tout pâle.

Car il avait fallu, pour que la perte de cette Sylvia fût plus complète, il avait fallu que l'homme qui avait fait d'elle sa femme fût précisément, par une ironie mauvaise, un être qu'il avait aimé profondément, un de ceux qui se donnent et à qui on se donne dès le premier regard, dans la première poignée de main.

Solis ne se rappelait pas que Norton lui eût jamais parlé de miss Harley. Et pourtant, liés intimement l'un à l'autre, ces deux hommes avaient échangé bien des confidences, autrefois. Solis, recommandé à Richard Norton par le représentant des Etats-Unis à Paris, ancien compagnon de Norton, avait été l'hôte de Richard dans des établissements miniers que le Français voulait étudier, et leurs relations, nées du hasard, s'étaient—comme le fer s'aciérise au feu—changée en amitié dévouée, complète, dans l'épreuve du péril.

Les sympathies vraies ne s'expliquent point, du reste. S'ils se fussent vus pour la première fois dans un salon, ils se fussent aimés en supposant qu'ils eussent pu causer, en toute liberté de cœur, comme, là-bas, dans le tête à tête des journées longues où Norton expliquait et Solis écoutait. Et le marquis s'en souvenait fort bien! Jamais Norton n'avait laissé deviner qu'il connaissait miss Harley. Il ne la connaissait peut-être pas alors! Il l'avait rencontrée depuis, il s'en était épris, il avait demandé sa main....

Georges saurait les détails de tout cela, dès sa première causerie avec Norton. Il avait comme une hâte fiévreuse à le revoir.

Le revoir?... Ou la revoir!

Il n'osait même pas se poser la question à lui-même. Mais, avec cette faculté presque cruelle d'analyse intime qu'ont certaines âmes, il sentait qu'il entrait plus de joie dans son envie de retrouver Norton et plus de terreur dans son esprit de revoir Sylvia....

Il avait d'ailleurs fait, sans presque réfléchir—machinalement, comme d'instinct—le chemin qui conduisait à la villa Norton, et il se trouvait devant la porte, prêt à sonner—bien mieux, ayant sonné—et se demandant encore s'il ne ferait pas mieux de prendre le train de Paris et de quitter Trouville sans avoir revu cet homme qu'il aimait et cette femme qu'il avait timidement, silencieusement adorée....

Il hésitait encore presque, dans ce salon d'attente où on l'avait introduit, il regrettait d'être venu, il se disait qu'il eût mieux valu, pour lui-même et pour elle, n'avoir jamais retrouvé ce passé.

Un coup de sifflet traversa l'antichambre comme quelque commandement à bord d'un navire, et le valet rentra, priant «monsieur le marquis» de le suivre.

Solis, précédé par le domestique, monta un escalier à rampe de bois sculpté où des faïences de prix étaient accrochées, les couleurs des vieux Rouen répondant aux vieux reflets mordorés des plats mezzo-arabes;—et au second étage de la villa, aussi luxueuse qu'un hôtel des Champs-Elysées, Georges de Solis se trouva devant un laquais qui, cérémonieusement, lui ouvrit la porte d'un vaste cabinet de travail, donnant par un large window sur la mer:—une porte au seuil de laquelle le jeune homme se trouva en face d'un grand gaillard barbu et souriant, la voix forte et la large main tendue, et qui, joyeusement, lui cria avec un accent yankee assez prononcé:

—Ah! la bonne aubaine!

Et la voix de Norton sonnait claire comme une fanfare.

—Embrassez-moi donc, et asseyez-vous, cher! Et quel bon vent vous amène?

Les deux hommes s'entre-regardèrent un moment avec cette curiosité instinctive de gens qui, en s'interrogeant ainsi des yeux, sautent par-dessus les années passées, et Georges de Solis retrouvait, avec un plaisir vrai, tout autre pensée disparue pour une minute, son ami Norton tel qu'il l'avait quitté, bâti à chaux et à sable, la carrure large avec des épaules de cariatide et des poignets de lutteur. Le front volontaire, où l'ossature sous la peau semblait de pierre, s'encadrait d'une chevelure rousse un peu grisonnante aux tempes et les lèvres rasées énergiques, franches, la longue barbe au menton, les oreilles écartées du visage, la tenue même un peu puritaine—une redingote longue, boutonnée sur ce grand torse solide—rien, chez l'Américain, n'avait changé, subi d'atteintes; et, à son tour, Norton, de ses yeux gris enfoncés dans des sourcils hérissés en broussailles, interrogeait le visage du marquis et disait gaiement:

—Vous êtes toujours le même!

—Oh! oh!... j'ai plus de bistre à la peau et moins de cheveux sur la tête! Les voyages....

—Et d'où venez-vous?

—D'un peu partout. Du diable!

—J'étais allé chez vous dès mon arrivée à Paris! Personne. Votre mère en province. Vous....

—En Indo-Chine. Mais aujourd'hui, ma mère que j'avais retrouvée à Solis à mon retour, et moi, nous avons quitté les Landes et je viens essayer de donner un peu de santé et un bain d'air à ma chère bien-aimée. J'aurais pu aller à Biarritz, qui est plus près de Dax, mais à Paris, où il y a toujours plus d'occasions de vente ou d'achat, j'essaierai de vendre, après cette saison d'eaux, une de nos propriétés, qui ne rapporte plus ce qu'elle coûte. Et mon projet est ensuite d'aller m'enterrer à Solis, avec ma mère.

—Vous me ferez l'honneur de me présenter à elle, dit Norton.

—Avec joie! Elle vous adore, vous savez!... Oh! elle m'a fait cent fois raconter comment vous m'avez si joliment empêché d'être rôti tout vif, le jour de cet incendie, dans votre mine de pétrole. Ce que j'ai pensé souvent à notre aventure!... Nous sommes sortis de là, je vous vois encore quand j'ai repris à peu près connaissance, moi à demi asphyxié, vous la barbe grillée et les cheveux rasés par le feu!

—Vous voyez qu'ils ont repoussé, fit Norton en riant. Et ne parlez pas de cela surtout, mon cher Georges. S'il y a quelqu'un qui, ce jour-là, ait, comme on dit dans les romans, sauvé l'autre, c'est vous! Parfaitement, c'est vous! Je vous ai tiré du brasier où un faux pas vous avait fait tomber, mais vous n'y étiez, mon cher, venu que pour m'en arracher, moi, et sans votre intervention j'étais parfaitement assommé par les poutres.... Oh! tout net! Et réduit à l'état de charbon par-dessus le marché! Si vous racontez de cette façon-là vos voyages à Mme de Solis, elle n'en doit savoir que la moitié. C'est trop de modestie et il est temps que j'arrive pour faire connaître la vérité!

—Eh bien! soit! fit le marquis en souriant. Nous nous sommes rendu mutuellement le service de nous conserver la vie, si c'est un service! Ex æquo! D'ailleurs, c'est déjà vieux tout cela! Cinq ans! Et, vous savez, Norton, je vous dirai avec plus de vérité ce que vous me disiez tout à l'heure: Vous n'avez pas changé.... Si!... Vous avez rajeuni!

—Quand on a dépassé la quarantaine, c'est ce qu'on a de plus spirituel à faire! Et puis, il faut bien rajeunir!... Oh! je ne suis plus l'espèce de trappeur que vous avez connu, vivant presque d'une vie de manœuvre, au milieu de ses ouvriers, là-bas.... Je me suis—comment diriez-vous?—adouci, féminisé, pour plaire à la chère femme que j'ai épousée....

Richard Norton avait mis dans ce peu de mots un instinctif attendrissement, et Solis, très ému, maître de lui-même pourtant et essayant de paraître, non pas indifférent—intéressé au contraire, mais comme un ami au bonheur d'un ami—Solis devinait que cet homme éprouvait une sorte de besoin violent:—parler de l'adorée....

—C'est vrai, vous êtes marié! dit le marquis.

—Et à la meilleure des créatures! Ah! que je regrette que mistress Norton soit sortie!... Elle sera si heureuse de vous revoir!

—Ah! fit le jeune homme. Vraiment?... Mme Norton me fait l'honneur de se souvenir de moi?

—De vous, cher? Mais nous parlons souvent de vous. Très souvent!

Solis cherchait un compliment, un remerciement. Il ne trouvait pas. Chose étrange, ce que lui disait là Norton, au lieu de lui être agréable, lui amenait une souffrance. Elle parlait de lui! Lui, au contraire, gardait son nom en sa mémoire, précieusement, comme en un sanctuaire. Il pensait, repensait à elle et n'en parlait à personne! Elle parlait de lui, indifférente, consolée, heureuse! Et ce souvenir que lui gardait Sylvia le torturait plus que le silence même et que l'oubli!

—C'est la plus charmante des femmes, reprit Norton. Un peu souffrante.

—Ah? dit M. de Solis.

—Oui, c'est pour sa santé que je me suis décidé à me fixer à Paris.... Le docteur Fargeas fait des miracles lorsqu'il s'agit des maladies de nerfs.... Et c'est de cela que souffre Sylvia! Oui, elle a hérité de sa mère, fille d'un Virginien, grand chasseur et surtout grand mangeur et grand buveur, que la goutte avait tué, un fond de tempérament arthritique. Et, si l'hérédité maternelle se fût bornée là, tout eût été pour le mieux; mais elle lui a communiqué cette impressionnabilité extrême, maladive. Le climat de New-York, avec ses alternatives de chaleur torride et de froid glacial, ne lui valait rien. Un ou deux étés dans la Floride ne suffisaient pas à la remettre en bon état. Et puis, encore une fois, je ne crois qu'à Fargeas, j'ai pour Sylvia la superstition de Fargeas!

Instinctivement, Georges de Solis ferma les yeux rapidement; ce nom de Sylvia entendu là, prononcé tout haut, pour la première fois depuis des années, lui causait une impression singulière. Il le saluait de la paupière comme un soldat salue de la tête la première balle.

Norton, lui, continuait ses confidences, parlant de Sylvia avec l'effusion débordante de l'homme qui aime—puis il s'interrompit, disant avec une émotion profonde:

—Voyez ce que c'est que l'amitié! Il n'y a pas cinq minutes que vous êtes là, mon cher Solis, et je vous dis, à vous, tout naturellement, ce que je ne dirais à personne, ce que je ne m'avoue que vaguement à moi-même.... Ne parlons plus de cela! Parlons de vous!...

Ils étaient assis en face l'un de l'autre, devant le window, à deux pas d'une table où, sous des presse-papiers, des dépêches, des lettres, des brochures s'entassaient, méthodiquement classées, annotées, réunies par des épingles.

—Un cigare?... dit Norton.

—Merci, vous savez bien que je ne fume pas!

—C'est juste. Eh bien, depuis si longtemps, qu'êtes-vous devenu, cher ami?

Solis hocha la tête:

—Ce que je suis devenu! Rien! J'ai voyagé pour me désennuyer, allant en Annam comme j'étais allé aux Etats-Unis, comme j'aurais flâné sur le boulevard.

—Avec plus de profit pour la science pourtant! J'ai lu dans la Revue un travail, sur la colonisation de l'Extrême-Orient, qui me paraît assez pratique!

—Et, pour l'écrire, il était inutile d'aller si loin. C'est peut-être à Paris qu'on apprend le plus de choses, même sur les pays lointains!... J'ai trouvé au Club des amis qui, sur ce que j'avais vu au Tonkin, en savaient, je vous jure, autant que moi. Le télégraphe leur apprenait en dix lignes et en deux minutes ce que je mettais deux mois à découvrir.... Et puis, le voyage, le voyage! C'est très joli quand on n'emporte pas un peu d'ennui... des souvenirs... avec ses bagages!

—Des souvenirs.... Votre mère?

—Ah! la chère sainte! fit M. de Solis. Son souvenir à elle m'eût rendu le courage! Mais il y en avait d'autres!... Oubliés, ceux-là, d'ailleurs, j'espère; oui, perdus en route, laissés en chemin, avec ma poudre brûlée et mes cartouches vides! Je suis venu avec la résolution formelle d'en finir avec les aventures et de vieillir, auprès de ma cheminée, heureux, comme vous... marié, comme vous!

—Heureux! fit Richard en hochant la tête.

—Voyons!—Et le marquis essayait de sourire après s'être contraint à chasser les souvenirs qui lui montaient au cœur.—Voyons, Norton, connaîtriez-vous une jeune fille qui voulût d'un brave garçon un peu attristé, mais point maussade, désillusionné sur bien des points, mais pas à la mode, peu pessimiste—mon cousin Bernière se charge de cette spécialité-là—et gardant encore assez de foi, de passion, pour commettre, au besoin, quelque folie et même pour se résigner à la sagesse? Ma mère tient à ne pas me voir devenir vieux garçon! Marions-nous donc! Et, après tout, le voyage au coin du feu est le seul que je n'aie jamais fait! Aussi bien, c'est résolu! J'ai un peu peur du mariage, comme on a peur que l'eau ne soit pas trop froide au premier bain.... Mais je suis décidé à me jeter à la nage! Avez-vous quelqu'un pour m'apprendre à nager, Norton?

L'Américain n'avait pas quitté des yeux le marquis, tandis que M. de Solis parlait, laissant sous cette gaieté factice deviner quelque ironie douloureuse, une souffrance, le parti-pris d'un homme qui a soif de nouveau parce qu'il a soif d'oubli.

—Alors, se marier, c'est, pour vous, se jeter à l'eau? Eh bien! mais c'est galant pour votre professeur de natation! dit Norton. Je ne connais personne digne de vous... sérieusement.... Si je voyais une jeune fille remarquable parmi nos Américaines....

—Non! oh! pas une Américaine! dit vivement Solis.

—Et pourquoi?

—Je n'épouserai jamais une Américaine!

—Pourquoi...?

—Parce que j'estime qu'il y a assez de froissements possibles, dans le mariage, avec la différence des caractères sans y ajouter la différence des races!

Le marquis était presque grave et si sérieux que Richard Norton ne put s'empêcher de sourire:

—Si mes compatriotes vous entendaient, elles seraient capables de vous arracher les yeux! Elles sont jolies, pourtant, les Américaines, et exquises, et sérieuses, et dévouées sous leurs airs excentriques!

—Je le sais bien! fit Solis.

—D'ailleurs, puisque vous voulez vous marier, pour vous marier, presque au hasard, je ne comprends pas, je l'avoue, qu'on traite une affaire aussi grave comme une loterie!

—Du moment que c'est une affaire! dit le marquis, gardant toujours son pli de lèvres agressif.

Les yeux gris de Norton ne le quittaient point, comme si l'Américain eût voulu deviner le secret de cette tristesse qui n'existait pas autrefois dans l'esprit de Solis.

—Une affaire! Une affaire! Je suis bien certain, pourtant, mon cher Georges, que la dot vous est indifférente.

—Absolument.

—D'autant plus, qu'en Amérique, la dot n'existe pas, ce qui enlève au mariage je ne sais quelle odeur d'argent, qu'il garde un peu beaucoup dans votre France.... Vous avouerez que, pour un peuple de négociants, ce dédain des bank-notes ne manque pas d'une certaine tournure.

Solis était, un moment, demeuré sans répondre, regardant sur la cheminée une étrange pendule, dont le balancier était un pilon d'acier.

—Je ne songe pas du tout, fit-il, l'œil toujours fixé sur ce balancier, mais pas du tout, à critiquer vos mœurs ou vos jeunes filles, en vous disant que je n'épouserai point une Américaine... pas plus que je n'entends parler d'un marché, quand je prononce ce vilain mot: «Une affaire.» Je dis seulement que, lorsqu'on n'a pas épousé celle qu'on devait aimer, il faut peut-être laisser au hasard le soin de nous faire aimer celle qu'on épousera!

—Ah! par exemple! Voilà une jolie théorie! dit Norton, riant un peu.

—Ce n'est pas une théorie, c'est une des mille nécessités où nous réduit la vie actuelle, telle qu'elle est faite!... Vous avez—vous—et le marquis parlait lentement, risquait ses paroles une à une, comme un homme marcherait avec précaution, pas à pas, sur quelque étang gelé—vous avez la chance, sans nul doute, Norton, d'avoir fait un mariage d'amour....

Il affectait de regarder la mer, au loin, par le window entr'ouvert, mais ses yeux épiaient le visage de Norton.

—J'adorais la jeune fille à qui j'ai demandé sa main! répondit l'Américain, très gravement.

Solis riposta, la voix haute:

—Moi, j'ai adoré une femme exquise, à qui je n'ai pas osé dire que je l'aimais!

—Je vous répéterai encore: Pourquoi?

—Vous étiez riche, fort riche, et vous pouviez offrir, avec votre fortune, votre nom à qui vous vouliez.

—Sans doute....

—Moi, dit M. de Solis, j'étais assez pauvre, comparativement à cette jeune fille, et je ne pouvais pas, je n'osais pas lui dire de partager une existence qui lui eût semblé mesquine, comparée à celle qu'elle avait, jusque-là, menée chez son père. Et mon amour me criait de parler, et mon orgueil m'ordonnait de me taire.

—Il est dommage que cette jeune fille n'eût pas été une Yankee, comme vous dites. Vous auriez été plus à l'aise. Je sais une jeune fille dont le père a cinq cent mille dollars de rente et qui a épousé un pasteur de Tennessee, lequel a sa Bible pour toute fortune. Elle est très heureuse. Bah! mon cher Georges, une femme console d'une femme! Il y a un proverbe espagnol qui dit: «La tache de sang de la mûre, une autre mûre l'efface!» Vous en verrez chez moi, au parc Monceau, des Américaines, brunes, blondes, rousses, et de délicieuses, et de capiteuses, et de charmantes, et c'est peut-être—en dépit de vos restrictions sur la race—l'une d'elles qui effacera l'image de votre compatriote.

—Peut-être! répondit M. de Solis.

Puis, regardant toujours cette pendule où l'œuvre d'art se faisait machine, il ajouta:

—Je ne crois pas!

L'Américain haussa les épaules.

—Parbleu! On ne croit jamais ces choses-là jusqu'au jour où l'on s'aperçoit que ce qu'il y a de plus rapide après l'oubli des vivants disparus, c'est l'oubli des sentiments qu'on croyait éternels.... Et c'est bien naturel.... Mais, mon cher Georges, si l'on passait sa vie à ne se consoler de rien, on ne vivrait pas!... Et il faut vivre!... En avant, toujours en avant! C'est notre devise nationale.... Et c'est ma devise particulière.... Je ne passe point ma vie à m'attarder aux fantômes du sentiment.

M. de Solis regardait autour de lui pendant que Norton lui parlait, et il éprouvait, à se trouver là, à Trouville, dans le cabinet de l'Américain, presque pareil à un office de New-York, la sensation d'un voyage, une sorte d'impression d'exotisme. Jusqu'en cette maison du bord de la mer, Norton avait apporté sa marque particulière et l'estampille de ses goûts personnels. Ce cabinet de villa normande avait en effet un caractère spécial. Au milieu du luxe de cette construction fantaisiste, de ces bibelots qui rappelaient à Trouville l'hôtel de la rue Rembrandt, cette pièce d'aspect sévère—égayée seulement par la trouée de la mer, de la lumière, par le window—ce grand cabinet ressemblait à la vaste cellule d'un laborieux. Des tableaux, mais peu nombreux, et à côté d'un Cavalier, de Velazquez, argenté comme une vieille orfèvrerie, une aquarelle représentant, sur une mer déplorablement bleue, un yacht portant le nom de Mme Norton: Sylvia; le cadre de cette marine, signée d'un artiste américain, touchant presque un paysage où, à l'ombre de pins gigantesques—quelques-uns entamés, couchés à terre et déjà débités—une petite maison de pionniers laissait envoler sa fumée douce comme un soupir d'idylle. La maison, l'humble maison de Norton le père. Le logis où, tant de fois, le soir, sous la lampe à pétrole, le vieux Norton avait lu la Bible à ses cinq enfants, groupés autour de la table où brillait encore la cognée du défricheur de bois! Un tableau que Richard transportait partout où il allait, accrochait au-dessus de sa tête, comme un Russe l'icône sainte dans son isba.

Toute la vie de Norton tenait en ces deux images. La maisonnette de bois, c'était la famille, le vieux couché maintenant sous le marbre d'un monument de pierre portant ce nom, glorieux comme celui d'un fondateur de dynastie; Abraham Norton. C'était le père, la mère au bon sourire, les sœurs, mariées maintenant, et les deux frères, tous deux tués pendant la guerre de sécession, sous le drapeau étoilé. Le yacht, c'était la vie présente, l'amour profond d'une existence, l'unique amour, la récompense de toute une vie laborieuse, la femme adorée, la chère Sylvia!

Au-dessous de ces images, de petits corps de bibliothèque en ébène, laissant à portée de la main des livres en nombre restreint mais choisis, utiles, traités de physique, de chimie ou de morale, cette chimie de l'âme. Sur une étagère, des minerais, aux étiquettes à l'encre rouge, pépites d'or ou échantillons de charbons—un modèle de locomotive, bijou de mécanisme, à côté d'un téléphone—puis, sur la cheminée, comme le cachet même de l'américanisme du maître, la pendule caractéristique, celle dont le balancier était un pilon d'acier montant et descendant avec une régularité de chronomètre et dont chaque mouvement marquait une seconde, comme si, au tic tac léger de la pendule d'Europe, Norton préférait la constatation du temps faite par un horloger utilitaire.

Cette pendule que M. de Solis regardait, semblait aussi dire, en sa langue de fer: Go ahead! et de son pilon où la lumière du dehors accrochait des reflets d'acier, écraser ce que Richard Norton appelait les «fantômes du sentiment».

—Ce que vous me dites ne m'étonne pas, fit le marquis. Il y a tout une façon d'envisager la vie dans votre pendule, mon cher Norton. Elle ne marque pas le temps, elle l'écrase!... Les Hollandais, qui étaient cependant des gens pratiques, donnaient à leurs horloges une poésie qui sentait le rêve.... Ils montraient les bateaux oscillant à chaque seconde, les moulins tournant, éperdus, de minute en minute, des pêcheurs tirant au bout d'une ligne en fer-blanc quelque poisson argenté, et la lune, la pâle lune se levant sur des paysages fantastiques et presque chinois, comme on en voit à Saardam.... Mais c'était, ces paysages, et ces maisonnettes, pour les pauvres gens enfermés dans leur maisonnette, auprès du Zuyderzée gelé, une fenêtre ouverte sur l'idéal; et, dans la fumée de leur pipe, ils revoyaient leur passé ou leurs voyages, tandis que doucement, régulièrement, le tic tac du balancier berçait leurs songeries, silencieuses comme un bon sommeil.... Vous, vous faites de vos pendules des mortiers pilons ou des roues mécaniques.... Et en regardant ce marteau qui tombe et remonte, et retombe et monte encore, pour retomber toujours, je pense instinctivement à tout ce qu'il y a de supprimé, d'aplati et de lourdement assommé dans la vie moderne. Je crois qu'il faut parer les pendules—ces marqueuses du temps qui fuit—comme il faut parer les tombeaux, pour nous mieux masquer la mort sous la poésie et sous les fleurs.

—Et moi, dit Norton, je crois et je vous le répète, qu'il faut montrer et célébrer la vie, telle qu'elle est, comme elle est, avec ses vérités, ses âpretés, ses pilons de toutes sortes, pour la brasser, la dompter et la faire aimer!

Le marquis, assis, regarda un moment cet homme taillé comme dans le cœur d'un chêne et qui, debout, ses larges mains posées sur la cheminée, le contemplait avec une expression à la fois joyeuse et pleine de défi—de défi contre le sort.

—Allons, dit M. de Solis, je vois que si vous méprisez si fort le rêve, c'est que vous avez probablement trouvé la réalité du bonheur.

—J'avoue que je serais ingrat de me plaindre. Et pourtant!...

—Pourtant? demanda le marquis.

Le front dur, osseux, de Norton, se plissa comme sous une pensée de mélancolie.

—Mon pauvre ami, dit l'Américain, tout le monde a ses peines... ses inquiétudes.... Je vous faisais allusion aux miennes, tout à l'heure.... J'ai trouvé, moi, qui n'avais et n'ai point l'air—n'est-ce pas?—d'un héros de roman, la créature idéale et à la fois la meilleure des femmes. J'ai épousé une jeune fille qui est vraiment—vous l'avez peu vue, mais vous la connaissez—une âme d'élite tout à fait supérieure.... Je l'aime du plus profond de mon cœur.... Je donnerais en bloc tout ce que je possède pour la voir seulement sourire, et je me mettrais ensuite vaillamment à la besogne pour lui regagner un luxe nouveau.... Eh bien, cher, tout ce bonheur, tout ce semblant de parfaite félicité qui, certainement, pour les gens qui ne me connaissent pas, pour les quémandeurs, les exploiteurs, les indifférents, les conseilleurs, les reporters qui parlent, à m'en agacer, du richissime Norton—Richard souriait—toutes les jouissances apparentes qui, pour les Parisiens, font de moi un être privilégié du sort, enviable à tous les points de vue—tout cela, Solis, cette chance même dont je remercie le sort, ne tient pas devant cette vérité brutale: je suis inquiet, je suis attristé... et, au fond, tout au fond de l'âme, voulez-vous que je vous le dise? malgré mon amour de la lutte et du travail, et de tout ce qui est la vie, la vraie vie, la vie utile, robuste, généreuse, eh bien! voilà, mon cher: je ne suis pas heureux!

—Pas heureux!

—Ou, si vous voulez, il me semble que tout ce bonheur-là ne tient qu'à un fil. J'ai des terreurs de superstitieux. Bien romanesque, hein? votre ami Norton, pour un Yankee, et malgré cette pendule utilitaire qui vous déplaît tant?... Il y a du roman partout, mon bon Solis, voilà ce que ça prouve. Et plût à Dieu que mon inquiétude fût un roman! Mais non, Sylvia souffre.

—Sylvia? répéta le marquis, en donnant à ce nom une expression d'émotion singulière que Norton ne remarqua pas.

—Elle souffre, je vous l'ai dit, ou du cœur ou des nerfs, qui sait?... Névrose, trouble dans la circulation du sang, menace d'une embolie—pour m'en tenir au diagnostic de Fargeas, rétrécissement de la valvule mitrale, voilà le terme scientifique—et c'est cela qui empoisonne la joie que j'ai de me sentir maître de ma vie, récompensé dans mon labeur, riche, libre—mais avec une menace devant moi, un obstacle, un mur, oui, comme un mur de cimetière!

Maintenant, Solis passait par une sorte d'épreuve nouvelle, et une cruauté satisfaite lui venait à la pensée, lui entrait au cœur, tandis qu'il écoutait, silencieusement là, Richard Norton lui confier ses doutes. Oui, peu à peu, l'Américain laissait fouiller en lui, pénétrer dans sa vie et, machinalement, dans cette causerie avec l'ami retrouvé, disait comment son mariage avec miss Harley s'était fait. Et dix fois Georges l'eût interrompu, prêt à crier: «Mais taisez-vous!» s'il n'eût ressenti cette amère consolation de savoir, d'apprendre des lèvres du mari lui-même, qu'il y avait, comme lendemain à cette union, une déception, une souffrance.

—J'avais, disait Norton, rencontré souvent, chez son père, la jeune fille que je devais épouser. Triste, pensive, très sérieuse. C'est par là qu'elle m'avait séduit. Je ne suis ni pensif ni mélancolique, moi! Les contraires s'attirent. Et, comme vous, pourtant, j'hésitais à me déclarer, non pas à cause de ma fortune, parbleu non! mais à cause de son intelligence et de sa beauté, de cette grâce qui ne semblait pas faite pour mes grosses mains rudes et mon humeur de bûcheron! Puis, un jour, comme, la voyant plus attristée, je me sentis plus ému... et plus éloquent... sans le vouloir... je lui demandai si elle ne voudrait pas confier sa peine—car elle en avait—à quelqu'un qui la partageât. Je lui dis que je ne demandais rien au monde que de me dévouer à elle.... Il paraît qu'elle devina que je ne mentais guère.... Le père était mon ami.... Il plaida ma cause, la gagna.... Et... nous voilà mariés!

—Mariage d'amour, dit Solis, prenant plaisir à s'enfoncer à lui-même un peu d'acier dans le cœur.

—L'amour d'un côté, l'amitié de l'autre, répondit Norton, que la question sembla rendre sérieux. Mais des deux côtés la confiance la plus profonde et la plus complète.... Peut-être y eut-il chez elle comme une hâte de se marier... pour ne plus hésiter—qui sait? pour oublier... fit-il, comme à lui-même...—Mais—et sa voix devint plus résolue—nous sommes habitués à des unions et à des décisions rapides; et la famille, chez nous, ne s'en porte pas plus mal.... D'ailleurs, il nous suffit d'une parole donnée, du fond du cœur, devant un pasteur qui bénit deux êtres au nom de Dieu, et dans la froideur même de cette cérémonie, il y a une gravité... une simplicité qui ont leur grandeur et qui me plaisent....

—Et la poésie? demanda Solis en désignant la pendule.

—Oh! la poésie! La poésie est partout où il y a une affection vraie. On me donnait celle que j'aimais! J'étais, quand je l'ai épousée, fou de joie, ivre d'espoir; j'étais heureux! Mon cher, mais c'est encore une poésie, le bonheur!

—C'est peut-être la meilleure, en effet, dit le marquis, très pâle. Et depuis?

—Depuis...—Norton hésita un moment—depuis.... Ah! les idylles humaines ne durent pas longtemps!... La première douleur pour ma femme fut la mort de son père.... Ruiné, le pauvre homme, sans que j'aie su qu'il était embarrassé dans ses affaires, tant il avait la fierté de son honneur commercial, et sans que j'aie pu lui venir en aide!...

—Comment ne l'avez-vous pas appris au moment de son mariage... au contrat?

—Le contrat! quel contrat?—Et Norton riait.—Oh! nous n'avons pas de ces discussions d'intérêts amoureux par-devant notaires, nous autres! L'Américain épouse celle qu'il aime sans feuilleter le Code, et se charge de la rendre heureuse sans qu'un officier ministériel lui en impose l'obligation par traité discuté comme un procès... Elle apporte pour sa dot sa beauté, lui, pour dot, son courage! Et en route, à la garde de Dieu! Les parents ont travaillé, amassé, ils sont vieux! Ce n'est pas le moment de leur demander de compter leur fortune et de la diminuer!... Ils peuvent passer, les chers aimés, leurs derniers jours sans se priver de rien, vivant, en toute justice, de ce qu'ils ont bien et dûment gagné! S'ils ont encore de l'appétit et mangent leur fortune, eh bien! tant mieux pour eux! Ils l'ont conquise et peuvent la gaspiller. C'est leur affaire. Ma femme ne n'inquiétait pas plus de savoir si son père lui laisserait un dollar que moi de calculer ce que j'aurais un jour de l'héritage!... Et voilà notre affreux mercantilisme yankee, mon cher ami, le voilà! Quoi qu'il en soit—que cette catastrophe ait attristé ma femme ou qu'une autre tristesse lui tienne au cœur—depuis ce temps la santé de mistress Norton m'inquiète, et je me soucie plus de savoir ce que pense le docteur Fargeas que de ce que font les actions de mes mines de pétrole à la Bourse de New-York ou de Chicago.

—Et, demanda Solis, peut-être pour détourner sa pensée de Sylvia, vous continuez à diriger, de votre cabinet de Paris, ces exploitations qui demandent une surveillance de tous les instants?

Norton se mit encore à sourire, montrant ses dents saines et fortes dans sa barbe fauve.

—Oh! ne craignez rien, mon bon Solis! Le Yankee ne perd pas ses droits. Le câble transatlantique me tient, dans l'hôtel de la rue Rembrandt ou dans cette villa de Normandie, au courant de mes affaires comme si j'étais assis là-bas à mon office.... Je suis un Américain de Paris; mais aujourd'hui il n'y a plus de Paris et il n'y a plus d'Amérique.... Ou plutôt pour flatter votre chauvinisme, l'univers n'est plus que la banlieue de Paris, et vous nous le prouvez puisque vous revenez de l'Annam comme on revenait autrefois de Saint-Cloud ou de Bougival.

—Et très enchanté de vous retrouver, de me réchauffer à votre vaillance, mon cher Norton, mais—sa voix, qu'il voulait rendre assurée, tremblait un peu—attristé... oui... attristé... de ne pas vous savoir complètement heureux!

—Bah! dit Norton, si vous connaissez le bonheur parfait, vous, indiquez-moi où il niche, cet oiseau fabuleux! Je fais monter son nid en topazes!... Mais surtout pas un mot de ces inquiétudes à mistress Norton lorsque vous la verrez!

—Pas un mot, sans aucun doute, je vous le promets.

L'Américain avait, tout en parlant, poussé le bouton d'ivoire d'un timbre électrique.

—Voyez si madame est rentrée, dit-il à un valet qui parut rapidement et s'inclina pour toute réponse.

Solis était debout, regardant Norton dont la stature haute se détachait sur l'horizon, le ciel clair, la mer dont le bruissement montait au loin.

Il se demandait encore pourquoi il était venu et s'il ne devait pas dès à présent s'enfuir, ne plus reparaître. Dans quelques minutes, il allait revoir Sylvia! Ce laquais, dont le pas craquait dans l'antichambre, allait prévenir mistress Norton! Solis allait se retrouver devant elle! Et cette entrevue, après des années, le mari allait y assister, elle aurait lieu tout à l'heure.

Maintenant, un silence tombait entre ces deux êtres qui venaient d'éprouver la joie de se revoir; et la conversation, un moment auparavant intime et pleine de confidences, versait dans la banalité comme si, brusquement, les amis n'eussent plus eu rien à se dire:

—Ah! mon cher Solis, vous nous ferez bien l'amitié d'assister, ce soir, à un petit concert que donne mistress Norton.... Vous verrez là la belle miss Dickson et MlleOffenburger, qui est adorable aussi.... Oh! on fait ici de très bonne musique, je vous assure.... Tous les Américains ne jouent pas du Mozart sur des pincettes.... Ma femme est excellente musicienne et le programme est très choisi. Je sais bien que vous ne viendriez pas pour le programme. Madame votre mère me ferait-elle la grâce de vous accompagner?... Je vous demande pardon de cette invitation soudaine, mais je ne vous savais pas à Trouville, c'est mon excuse.

—Je serai enchanté de venir ce soir, quoique je sois un peu sauvage, dit le marquis. Quant à ma mère, n'y comptez pas.... Elle n'aime point le monde.... Et je ne suis pas bien sûr qu'elle vous pardonne de lui avoir pris son fils même pour un soir!

—Alors, à sept heures, mon cher Solis!

—Non, je ne dînerai pas, je viendrai plus tard. J'ai promis à la chère femme de la quitter le moins possible, pendant tout le premier mois de mon retour, et je dîne avec elle toute seule.... Oui, nous sommes là, en tête à tête, en petit cabinet, comme deux amoureux.

—Et vous avez raison, Solis! Deux amoureux! Et c'est peut-être cet amour-là qui ne trompe jamais! J'aurai l'honneur de faire visite à Mme votre mère demain, et je la remercierai de vous avoir laissé venir à nous un moment, ce soir.

Le marquis retrouvait, dans l'accent que mettait Norton à ces paroles, une amertume plus cruelle encore que tout à l'heure, et, de ses yeux clairs, il interrogeait son ami comme pour deviner la pensée attristée de Richard.

Mais le domestique frappait à la porte et, sur un mot de Norton, se montrait bientôt, restant sur le seuil.

—Madame?... dit l'Américain.

Madame était encore absente, Mlle Meredith rentrait à l'instant, mais seule; Mlle Meredith venait, du reste, en avertir M. Norton.

—Et bien! dit Richard avec cette gaieté brusque et mâle qui coupait lestement ses très rares moments de mélancolie, mon cher Solis, vous allez toujours voir ma nièce!

Et le domestique s'étant éloigné:

—Ah! cher, vous parlez de mariage!... La jeune fille rêvée, mon ami, idéale, bonne comme le pain, loyale comme sa parole, c'est ma nièce?... Si elle n'était pas Américaine, elle ferait absolument votre affaire!

Norton allait continuer. Il s'arrêta. Une voix claire, gaie, sans accès, chantante et caressante, disait au seuil de la porte:

—Suis-je indiscrète?

Et Solis apercevait, là, debout, comme hésitant à entrer, une grande jeune fille, élégante et mince, dont les yeux noirs, très vifs, dans un fin visage un peu pâle, le frappèrent tout d'abord. Une robe grise, un mantelet, glissant à demi sur des épaules jeunes et faisant ensuite comme ceinture autour de la taille, et, sur des cheveux bruns, frisés légèrement, un petit chapeau presque trop simple, mais coquettement posé. Dans tout cet être, dans cette toilette, dans ce joli sourire, dans ces petites mains gantées de suède, quelque chose d'une fille de race, assouplie pourtant par une certaine séduction sans façon: la franchise gaie de la grisette avec le port de tête un peu hautain de la patricienne.

Miss Meredith, en s'avançant—Norton l'en priant du geste—salua M. de Solis et attendit que son oncle lui eût présenté le marquis. Puis, au nom de Solis, elle répondit par un mot gracieux, sans fausse politesse. Elle connaissait bien le marquis.

—Mon oncle Richard m'a souvent parlé de vous, monsieur. Je n'ai pas eu le plaisir de vous voir en Amérique; je suis enchantée, sachant que vous êtes un des meilleurs amis de mon oncle, de pouvoir le faire en France.

C'était, dans toute sa sincérité, sans façon et sans phrase, l'accueil d'une maîtresse de maison recevant un ami; et la jeune fille semblait une femme mettant à l'aise un de ses hôtes. Solis était habitué à cette franchise exotique qui lui paraissait cependant inattendue et un peu bizarre en France. Mais de tout cet être jeune et loyal rayonnait une sorte de grâce particulière, la séduction des yeux sans tristesse, des lèvres sans amertume, du sourire sans ironie d'une belle créature de vingt ans.

—Vous avez laissé Sylvia en promenade?

—Non, mon oncle! chez la princesse de Louverchal. Mme de Louverchal fait une vente dans sa villa au profit de pêcheurs ruinés par l'ouragan du mois de janvier. Et Sylvia dévalise les comptoirs. Si elle n'envoie pas tous ces joujoux, ces albums, ces tapisseries, aux pauvres, elle encombrera votre maison, je vous en préviens!

—Oh! je ne suis pas inquiet, dit Norton; elle les enverra aux pauvres.

M. de Solis avait son chapeau et esquissait, pour sortir, un salut un peu pressé.

—Vous nous quittez? fit Norton.

—Ce n'est pas moi qui vous fais fuir, au moins? demanda miss Meredith en souriant.

—Oh! mademoiselle!... Mais tout en étant ici en villégiature, j'ai un petit travail à expédier.... Oui, un rapport au ministre des Affaires étrangères.... Une communication sur les établissements d'Hanoï.... Et puis, je ne veux pas abuser du temps de Norton... il est précieux, même à Trouville.

—Et jamais aussi bien employé que lorsque je vous vois, mon cher Georges.... Au moins, à ce soir, n'est-ce pas? C'est promis.

—Avec plaisir! dit le marquis, faisant pour dire le mot un léger effort.

Il prit la main tendue de Norton, cette main noueuse dont plus d'un calus jaunissait la paume, et, saluant miss Meredith, il s'éloigna, accompagné par Richard qui, le touchant à l'épaule, le guidait avec le geste familier et dévoué d'un aîné étendant son bras sur le frère cadet.


—Éva.... Comment trouves-tu le marquis? demanda Norton, en rentrant, à miss Meredith qui, de ses jolis doigts, maintenant dégantés, réglait sa montre sur la fameuse horloge à pilon.

—Comment je le trouve?

—Oui.

—Mais... bien.

—Très bien?...

—Très bien, si vous voulez!

—Un vrai gentilhomme!

—Oui, et un gentleman.

—Eh bien, dit Norton en riant, tu vois ce charmant garçon, aimable, distingué, brave et spirituel; il s'est promis une chose, c'est de n'épouser jamais, jamais, une Américaine!

Miss Meredith avait remis sa montre dans sa pochette. Elle regarda son oncle bien en face un moment, puis, d'un rire clair et franc, avec une fusée de jeunesse:

—Vrai? dit-elle. Il s'est promis ça!... Eh bien, il est bête alors!


III

Le dîner était depuis longtemps fini, et miss Éva servait le thé chez Norton. Elle tendait, de ses petites mains fines, des tasses de Sèvres aux invités de son oncle, tandis que miss Arabella Dickson, au piano, très entourée par M. de Bernière, le docteur Fargeas et un gros homme, déjà grisonnant, qui riait très fort, flirtait à la fois avec la musique et avec les musiciens. Norton fumait un cigare, en regardant la mer, tout en causant avec un immense personnage, haut comme un peuplier: le colonel Dickson, le père très glorieux de la belle miss Arabella. Il était si haut, ce colonel, avec sa tête pointue à barbe longue, rousse, striée de poils gris, et sortant d'un énorme col blanc, serré comme un col d'uniforme; il était si long, si élancé, qu'en apercevant, au bout de son corps, la fumée de son londrès, on eût pu, dans l'ombre, le prendre pour une haute cheminée d'usine en combustion.

Sa femme, la colonelle Dickson, énorme et grasse, évasée sur un canapé, teintait de cognac le thé blond que lui avait apporté miss Meredith, et contemplait, de ses gros yeux bleus, rêveurs, le groupe formé, là-bas, sous l'immense abat-jour de la lampe, par son Arabella entourée d'habits noirs, parmi lesquels ce jeune Bernière, qui, disait-on, était un bon parti.

Dans un coin du salon, ouvert sur l'horizon criblé d'étoiles et sur la longue file de points d'or aperçus dans la nuit, au loin, et qui étaient les lumières du Havre, dans un angle, sous de larges plantes de Nice, aux éventails verts, luisants et frais, Sylvia causait avec Mme Montgomery, tandis qu'une jeune fille, brune, jeune et déjà rondelette, avec un type israélite assez prononcé et une belle carnation mordorée de juive, feuilletait un album et causait médecine avec le docteur Fargeas, un peu étonné.

—Jolie, cette Mlle Offenburger, avait dit tout à l'heure Liliane Montgomery, à mistress Norton.

—Très jolie!

—Et savante! Oh! savante! Elle fait repasser son baccalauréat au docteur, je parie!

La colonelle Dickson, lorsqu'elle cessait de braquer ses gros yeux sur sa fille et les reportait sur Mlle Offenburger, tournait, avec une sorte de précipitation, sa cuiller dans sa tasse de thé. Elle avait, avec son intérêt de mère, la vague perception que la fille du banquier, ce gros M. Offenburger, qui riait, là-bas, d'un rire guttural, en se penchant sur la partition d'Arabella—oui, elle devinait que cette jolie petite juive allemande pensait à ce M. de Bernière, qui, pour le moment, ne semblait pas s'en inquiéter.

Joli garçon, Bernière. Aimable, spirituel et vicomte! Il pouvait faire un mari pour Arabella. Il était un des deux ou trois cents candidats possibles que la belle Américaine avait déjà rencontrés sur la plage. Il plaisait surtout à Mme Dickson, parce qu'il était pessimiste et que la colonelle, ayant éprouvé des déceptions, elle aussi, trouvait que la vie était amère, très amère. C'est bien peut-être pourquoi la colonelle sucrait si fort son thé, qu'elle prenait à l'état de sirop alcoolisé.

Et ce n'était pas la première fois qu'elle avait remarqué, la colonelle, les coups d'œil particuliers de Mlle Offenburger à M. de Bernière! Certainement, certainement, le jeune vicomte n'était pas indifférent à la jolie sémite, et quant à Bernière, lui.... Mais Mme Dickson comptait sur les épaules d'Arabella, les plus admirables épaules que pût montrer une belle fille de vingt ans!

D'ailleurs, en comparant Arabella à Mlle Offenburger, mistress Dickson n'était pas inquiète. Sous la lampe, debout près du docteur, Hélène Offenburger était exquise, avec ses grands yeux doux, noirs, voilés de cils comme d'une dentelle, et ses avides lèvres rouges, et son profil arabe, ses oreilles fines, sous les bandeaux lourds de ses cheveux; mais Arabella, là-bas, au piano, grande, superbe, sa tête de statue grecque posée sur les splendeurs d'une poitrine éclatante de blancheur, à peine rosée par les bougies, cette admirable Arabella, comme coiffée d'un casque d'or avec ses cheveux cuivrés, soyeux, était irrésistible.

Oui, Arabella, insolente de beauté, de santé, de force, rejetait dans l'ombre, dès qu'on la regardait, la petite juive, qui paraissait tout aussitôt, par comparaison avec ce bloc de marbre vivant, trapue, minuscule et noiraude.

Quant à Éva, la colonelle ne s'en occupait pas. Miss Meredith allait et venait, toute légère, rieuse, laissant là le canapé, où causaient Sylvia et Liliane, allant au piano, où Arabella mêlait les airs d'opérette aux romances américaines, au window où Norton fumait avec le colonel, et, gaie, bonne fille, aimable, jetant çà et là une étincelle ou une malice de son esprit et une fusée de sa gaieté. Mais, quoi! Cette brunette, Éva elle-même, élancée, railleuse, amusante, ne pouvait pas, aux yeux difficiles de Mme Dickson, entrer en ligne de compte avec Mlle Offenburger ou Arabella. Elle semblait, à la colonelle, une comparse dans ce salon, où, évidemment, miss Dickson remplissait le premier rôle.... Et l'important pour Mme Dickson, c'était que M. de Bernière ne s'occupait point d'Éva. Mais point du tout.

Pour la colonelle, les femmes mariées ne comptaient pas plus que miss Éva ou que les hommes mariés. Elle eût pu cependant admirer un peu aussi les deux femmes qui causaient en face d'elle, Sylvia Norton et mistress Montgomery. La lumière d'une applique posée au-dessus de la tête de Liliane nacrait ses bas nus, ronds et jeunes, et noyait d'un éclat de soie les épaules pâles, le cou blanc, avec la masse de cheveux d'un blond fauve, retroussés d'un bloc. Une sorte de réédition d'Arabella, la même insolence de beauté avec plus d'embonpoint, une vitalité plus spéciale, quelque chose de plus mûr et de plus attirant. «Une neige qui ne jette pas de froid», avait dit, un soir, M. de Bernière.

Et à côté de Liliane Montgomery, Sylvia Norton—affinée, frêle, une sorte de Parisienne de New-York—séduisante avec sa bonne grâce un peu triste, sa douceur mélancolique, la vague tendresse de ses yeux qui regardaient au loin, là-bas, vers la côte, les étoiles d'or et le ciel. Charmante, cette Sylvia, l'air souffrant, tout à fait jolie dans sa toilette noire, toute de satin, avivant la blancheur de son visage de vierge, et de ses mains alanguies et qui—c'était une impression pour ceux qui la voyaient dans sa grâce tendre—semblaient porter le deuil de quelque chose de disparu, de brisé, d'envolé.

Elles s'aimaient beaucoup, ces deux femmes d'un caractère si différent, et s'aimaient précisément peut-être parce que le contraste de leurs natures les avait, dès le premier jour de leur rencontre, bien attachées l'une à l'autre.

Liliane était en France la seule personne que Mme Norton pût appeler son amie. Dans leurs communs souvenirs d'enfants à New-York, Sylvia et Mme Montgomery se revoyaient, échangeant leurs projets d'amour dans des causeries de jeunes filles, et, lorsque séparées par la vie—Liliane épousant un artiste et miss Sylvia Harley devenant la femme de Richard Norton—les deux amies avaient suivi, l'une et l'autre, les hasards d'une existence nouvelle, les confidences par lettres avaient succédé tout d'abord aux chères confessions intimes. Puis les silences étaient venus, avec les séparations plus profondes, Liliane partant pour l'Europe avec son premier mari, et Sylvia demeurant aux Etats-Unis à côté de Norton. Il y avait eu là une interruption forcée de relation et d'amitié, Sylvia laissant passer les jours dans le calme le plus absolu. Liliane, se laissant emporter comme un brin de plume à tous ses caprices, rêvant de la vie active et surchauffée des femmes à la mode, posant à peine le pied à Paris pour assister au Vernissage, au Concours hippique et au Grand-Prix, et faisant le lendemain ses malles pour Dinard, puis revenant, mais pour prendre un sleeping-car et se rendre à Menton ou à Pau.

De son premier mari, le peintre Harrisson, Lilian—elle avait francisé son nom et signait Liliane—ne se souciait plus, ne parlait jamais et essayait de se féliciter d'avoir divorcé et de porter le nom de son second mari, Montgomery, qui lui donnait l'illusion de se parer d'un grand nom de France. Ce nom, qu'elle eût voulu plus authentique, elle le promenait aux mardis de la Comédie, à Cauterets, à Biarritz, aux fêtes des fleurs de Nice, sous les gais confetti italiens, cette neige du Carnaval.

Elle revenait tout justement de la station d'hiver, lorsque M. Montgomery, son mari, lui avait annoncé l'installation de M. et Mme Norton dans l'hôtel bâti par le raffineur Bonivet, revendu à la duchesse d'Escard et acheté trois millions tout net par Richard Norton, qui y avait enfoui pour quatre ou cinq millions d'œuvres d'art. Montgomery, en plus d'une affaire, était l'associé de Norton, et le hasard voulait que l'affection unît précisément les deux femmes comme l'intérêt et l'estime unissaient les maris.

Dès son retour à Paris, deux mois avant ce séjour à Trouville, Liliane arrivait toute joyeuse chez Mme Norton et lui sautait au cou, l'interrogeant, la regardant, la trouvant toujours tout à fait jolie, avec sa grâce un peu frêle, ses traits fins et son air doux.

Elle, grande, étincelante, les cheveux fauves, la taille fine et les épaules larges, avec son grand cou élégant et fier, demandait à Sylvia: «Comment me trouvez-vous? Est-ce que je n'ai pas trop engraissé? Je fais des exercices de clown pour ne pas devenir énorme. Mais qu'est-ce que vous voulez? J'ai vingt-cinq ans! Je serais désolée de me voir bouffie!»

Et, en cette première rencontre, dans le laisser-aller de ces causeries de renouement d'amitié où se rassemblent un à un tous les fils du passé, comme les fibres d'une chaire amputée, les deux amies s'étaient retrouvées, telles que jadis, échangeant non plus leurs rêves, cette fois, mais leurs souvenirs, leurs déceptions.

Toutes deux avaient encore présente cette première causerie, ces confidences qui revenaient plus d'une fois à Sylvia et l'effrayaient.

—Vous êtes, répétait alors Sylvia, la première personne dont la rencontre à Paris me cause une joie, ma chère Liliane!

—Eh bien! c'est gentil pour les Parisiens, ça! disait Mme Montgomery en riant.

Et Sylvia, toujours triste, d'ajouter doucement:

—Il ne saurait être question d'eux, puisque je ne les connais pas!

Et, certaine que mistress Norton, par une réception, un concert, une fête, un tapage quelconque—tout ce qu'elle aimait, elle, Liliane—poserait, quelque soir, sa candidature à une de ces royautés parisiennes qui durent parfois une saison et ont les chroniques mondaines pour Moniteurs officiels, Mme Montgomery attaquait tout de suite, dès cette première entrevue, la question intéressante:

—Ma chère Sylvia, si vous ne connaissez pas les Parisiens, tant mieux pour vous! C'est une amusante connaissance à faire. Très gais, très fins!... Un peu gourmés pourtant! Oui, vous ne vous figurez pas, ma chère! Paris devient anglais.... Il me rappelle Londres. Si nous n'étions pas là pour y jeter, avec nos dollars, un peu de notre fantaisie du Nouveau Monde, on s'y ennuierait comme dans une résidence allemande.

—Alors, Paris vous plaît?...

—Beaucoup. Depuis que j'y ai entraîné M. Montgomery, je ne m'y suis pas ennuyée un moment, pas une minute. Et pourtant....

Liliane s'était arrêtée, le cœur gros et soupirant. Cœur qui soupire....

—Et pourtant quoi? avait demandé Sylvia.

—Rien. Vous êtes heureuse, vous, Sylvia!... Vous avez un mari tout à fait... haut coté.

—Vous dites?

—Je dis que Richard Norton vaut considérablement. Il n'est pas prince, il n'est pas duc, oui, voilà tout ce qui lui manque.... Mais il est charmant.... Oh! charmant!... Vous devez l'aimer beaucoup!

Il y avait dans le caquetage amusant de la jolie Américaine une belle humeur si éclatante, un bonheur et comme une insolence de vivre tels, que la mélancolie de Sylvia s'en trouvait tout de suite diminuée. Le babillage de Liliane faisait à la jeune femme l'effet d'un cordial qui eût pétillé comme du champagne. Sylvia la retrouvait, après un divorce, telle qu'elle l'avait connue jeune fille, cette belle Liliane qui, autrefois, à New-York, rêvait de porter une couronne, savait par cœur l'Armorial de presque tous les pays d'Europe, et se demandait si elle n'allait point supplier son père d'acquérir l'article ainsi annoncé par le New-York Herald: «A vendre, blason et usage du nom d'une aristocratique famille d'Europe, avec l'histoire de la dite, pour 1,100 dollars. Adresse: Rudolph Smith, aux soins de L. Moeser, 142, Smithfield street Pittsburg.»

Mais il eût fallu voir comme le père de Liliane, pénétré jusqu'aux moelles de sentiments démocratiques, parlait de cette fausse aristocratie d'Europe dont on achetait le titre pour quelques dollars comme s'il se fût agi de ballots de café!

Liliane alors, qui aimait et respectait son père, laissait là ses rêves nobiliaires, mais Sylvia l'avait surprise plus d'une fois lisant l'Inter-Ocean, ce journal qui publie la liste des célibataires disponibles de la Cité, à l'usage des dames, avec description de leurs personnes, leurs relations sociales, leurs affaires, leurs habitudes de vie et autres informations intéressantes. Et lorsque Sylvia demandait à son amie:

—Que cherchez-vous dans cette gazette?

—Moi? Un mari titré comme un Montmorency! répondait Liliane en riant.

L'amour, un amour-passion, feu de paille envolé en fumée, l'amour qu'elle avait eu pour Harrisson lui faisait d'abord oublier sa fièvre d'honneurs nobiliaires—fièvre qui est un peu la maladie générale dans la République du roi Coton—mais divorcée par colère, et remariée par convenance, parce que Montgomery était riche et lui avait paru dévoué, Liliane revenait malgré elle à ses songeries de jeune fille et reprochait seulement à Richard Norton, comme au pauvre Montgomery, de n'être ni ducs ni princes!

—Mais, ma chère Sylvia, en dépit de ce défaut, votre mari, vous l'aimez?

—Comment ne lui serais-je pas reconnaissante de tout ce qu'il a fait pour moi! répondait Sylvia. M. Norton n'aime point Paris et il y est venu parce qu'il prétend que le docteur Fargeas peut seul me guérir de cette espèce de maladie qui me mine, une sorte d'anémie, une affection cardiaque, je ne sais pas trop quoi. Norton a des soucis d'affaires à New-York et il a tout quitté pour cette vie nouvelle, qu'il s'efforce de me rendre, en France, aussi brillante et aussi enviée que possible. Je ne connais pas d'homme meilleur, d'ami plus dévoué, de cœur plus loyal.

Liliane écoutait, examinant Sylvia avec un petit sourire narquois.

—Allez, allez toujours..., fit-elle, c'est terrible ce que vous dites là, tout simplement. Terrible.

—Comment, terrible? Vous êtes donc toujours aussi railleuse qu'autrefois, ma chère Liliane?

—Railleuse.... Oh! railleuse.... Pas du tout.... Mais ma pauvre amie vous avez des façons de faire l'éloge de votre mari qui me font penser à la manière dont je parle du mien, moi.... Très gentil, ce bon Montgomery, très dévoué, soumis à tous mes caprices, guettant pour la satisfaire la moindre de mes fantaisies... mais... mais... mais Montgomery, voilà!... Montgomery avec un m!... Montgomery de la Deuxième Avenue, Conserves et Liqueurs.... Ah! chère, croyez-moi!... Tous mes instincts aristocratiques sont heurtés par ce souvenir-là.... Il me semble quand on parle des vrais, des seuls Montgommery, des Montgommery légendaires, des Montgommery de l'histoire, oui, il me semble qu'on me frotte l'épiderme avec une brosse de crin... j'en saignerais!... S'appeler Montgomery et n'être qu'une fausse Montgomery, une Montgomery d'importation, une Montgomery de l'Almanach Bottin au lieu de l'Almanach Gotha! Vous devez comprendre ça, vous qui êtes aristocrate comme toute bonne républicaine... d'Amérique!

—Je comprends—et la voix de Sylvia était devenue douce, lente, résignée—que si vous aimez M. Montgomery, vous devez être heureuse.

—Et je comprends que vous n'êtes peut-être pas, vous, très... très heureuse parce que Richard Norton est... comment disiez-vous il y a un moment?... le cœur le plus loyal, l'ami le plus dévoué! Ah! pas tant de compliments quand on aime!... Je dirai mieux, cela ne fait rien du tout de dire d'un homme «Ah! le misérable! Ah! quel misérable! Mais je l'adore!» Au contraire, ce misérable devient immédiatement un ange! C'est ce que je disais d'Harrisson, tenez!

—Harrisson?

—Oui! le prédécesseur de Montgomery!

—Mais si vous adoriez ce M. Harrisson, alors, ma chère Liliane, pourquoi avez-vous divorcé?

La belle Liliane avait eu dans les yeux l'éclair rapide d'une colère passée. Puis, haussant les épaules:

—Pourquoi?... Pour une raison bien simple, il me trompait!... Un peintre!... Des modèles! Il prétendait qu'il ne pouvait me faire poser éternellement devant lui. Moi! Cela aurait donné une ennuyeuse uniformité à sa peinture! Toutes ses figures de femmes se ressemblaient. Les clients se plaignaient. C'était malsain pour son talent.... Il fallait changer. «La nécessité... l'amour de l'art....» Je n'ai pas compris.... Jalousie.... Scènes.... Appel à la loi.... Un an de procès.... Plaidoiries!... Et le tout terminé, adieu Mme Harrisson! Et vive Mme Montgomery!... Mme Montgomery... de là-bas! ajoutait Liliane avec un soupir qui faisait sourire Mme Norton.

—Plaignez-vous donc! disait alors Sylvia, M. Montgomery est très aimable....

L'ami le plus dévoué... le cœur le plus loyal!... répétait Mme Montgomery imitant le ton de Mme Norton.

Et comme Sylvia en parut tout à coup un peu attristée:

—Je vous demande pardon, fit Liliane, ce que je vous dis là est méchant. D'autant plus que mes ennuis à moi ne tirent pas à conséquence.... Une peu folle, votre amie Liliane, vous savez.... Tandis que vous, si vous êtes mélancolique, c'est que vous souffrez.... Non?... Je me trompe?... Voyons, disait-elle, en prenant les mains de son amie avec une tendresse vraie, un de ces mouvements de confiance absolue qu'ont les femmes.... Un peu, beaucoup, passionnément?

—Pas du tout.

Mme de Montgomery hochait la tête:

—Voyez, Sylvia, comme je suis peu physionomiste!... Vous rappelez-vous qu'il y a cinq ans... chez votre père... à New-York.... J'étais alors Mme Harrisson—ah! le misérable, cet Harrisson—un jeune homme venait souvent, souvent.... Un Français que nous trouvions tout à fait... comment dirai-je? tout à fait convenable!

—M. de Solis!

—Le marquis de Solis! Oui.... Ah! vous n'avez pas oublié le nom... ni moi.... Marquise!... Cela m'eût assez souri d'être marquise: «Madame la marquise de Montgomery!» Joli coup de clairon pour l'entrée dans un salon.... Eh bien, ce marquis de Solis.... Georges de Solis—tiens, même le prénom qui me revient!—j'aurais cru....

—Vous auriez cru?

—Rien! Une de mes idées folles! Vous savez que j'en ai beaucoup!

Mme Montgomery souriait toujours pendant que Sylvia essayait de paraître indifférente à ce babil dont le grelot léger sonnait pourtant le glas d'un cher passé disparu.

Mais Liliane revenait à cet autrefois avec une fébrile curiosité de femme.

—Il était absolument épris de vous, M. de Solis....

—Oh! épris!

—Une Parisienne dirait qu'il était toqué de vous!

—Liliane!

Et la voix de Mme Norton, un peu étouffée, se faisait sévère.

—C'est le mot qui vous choque? Toqué! Ah! vous en entendrez bien d'autres, sur le boulevard! Vrai, j'aurais parié, moi, que M. de Solis....

—M'aurait demandée en mariage, n'est-ce pas? Eh bien! vous auriez perdu, ma chère Liliane! fit Sylvia d'un ton bref, presque souffrant. Et d'ailleurs mon père....

—Votre père n'aurait pas consenti. Mais fort heureusement en Amérique nous nous marions nous-mêmes, de notre propre volonté, et nous disposons de notre main sauf à nous en mordre les doigts.... Ah! oui, à nous les mordre jusqu'au sang.... Et comment votre père, qui n'était pas un parvenu comme tant d'autres ou un philosophe dédaigneux comme le mien, mais un pur Américain, n'aurait-il pas été enchanté de vous voir marquise?

L'entretien, en dépit de sa légèreté, du ton plaisant de Mme Montgomery, semblait devenir pénible à Sylvia qui, essayant de n'attacher aucune importance à toutes ces paroles, dit cependant d'un ton ferme:

—Laissez, laissez tout cela, je vous en prie! Le passé est passé. J'ai pu, dans mes confidences de jeune fille, vous faire deviner un peu de mes rêves. Mais il y a longtemps qu'ils ont pris leur volée.

—Oui, mais s'ils sont bien apprivoisés, les oiseaux reviennent! Vous n'avez jamais entendu reparler de M. de Solis?

—Jamais! Et je vous saurais même gré de ne plus m'en entretenir.

—Sylvia! faisait Liliane. Ne dites pas cela, ma chère Sylvia, cela me fait croire que la petite blessure n'est pas tout à fait cicatrisée. Pensez donc, on dirait que vous avez peur de ce monsieur! Mais si votre mari vous entendait, cela le rendrait jaloux, et si M. de Solis était là, cela le rendrait fat! Heureusement il est loin, M. de Solis!

—Ah?

Et il y avait comme du regret dans l'exclamation de Sylvia.

—Très loin!

Liliane ajoutait, curieuse:

—Vous ne lisez donc pas les journaux?

—Peu!

—Moi, comme toute bonne Yankee, j'en reçois des ballots et je les dévore. D'abord, parce qu'ils parlent de moi. C'est amusant: «La belle Mme Montgomery!... La dernière toilette de Mme Montgomery!... Déplacements et villégiatures de Mme Montgomery!...» Il y en a qui risquent le «de»... de Montgomery! Ça me fait soupirer... oh! oui, soupirer... et sourire. Et puis ils me tiennent au courant de mes amis... d'Amérique. Oh! il ne se donne pas un souper chez Delmonico—notre Café Anglais à nous—que je n'en connaisse le menu. C'est très amusant, très amusant. Eh bien! M. de Solis—je ne sais pas où j'ai lu ça—M. de Solis voyage. Il risque sa vie je ne sais où pour je ne sais quoi. Mais il a failli être assassiné et un peu décapité par les Pavillons-Noirs... ou Jaunes... on ne sait pas au juste la couleur.

—Ah? avait fait encore Sylvia d'un ton qu'elle voulait rendre indifférent.

—Aussi, quoi!... On ne va pas chez les Pavillons-Noirs! On va à Paris quand on n'y est pas né et on y reste quand on est Parisien. C'est bien votre avis, Sylvia?

—Certainement. Mais....

—Mais quoi?

—M. de Solis?

—Ah! ah!... il vous intéresse encore? Eh bien! mais il est sain et sauf, M. de Solis!... Il a joué du revolver, M. de Solis! Ce pauvre cher revolver américain dont on dit tant de mal, il s'en est servi, ce pionnier de la civilisation! Et alors les pirates.... Chinois ou autres... envolés! Pft!... comme vos rêves! Ne vous inquiétez pas du marquis! Plus aucun danger! Aucun!

—J'en suis bien heureuse! Très heureuse!

Elle souriait maintenant à Mme Montgomery qui la regardait.

—Mais, ma pauvre Sylvia, vous êtes toute troublée! Ce n'est pas mon histoire au moins!

—Non, mais cette... nervosité maladive, dont me guérira difficilement le docteur, me cause à tout instant de petites secousses. Je suis vraiment trop impressionnable.

—Bah! avait dit en riant Mme Montgomery, je ne compte pas sur le docteur Fargeas pour vous guérir, je compte sur le «docteur Paris». Ah! chère, Paris! quel médecin! Il en a sauvé bien d'autres!

Et, toujours gaie, heureuse, toujours en l'air:

—Il est vrai qu'il en a tant perdu, tant perdu! Mais les Américains, eux, s'y retrouvent toujours.


Il y avait deux mois, deux mois passés, que les deux amies avaient échangé ces confidences, à Paris, dans la rue Rembrandt, et de cette causerie avec Liliane, Sylvia avait gardé un souvenir troublé, une sorte d'inquiétude, repensant à ce Georges de Solis qui lui était apparu là-bas, chez son père, et qu'elle avait pu croire le fiancé, l'époux, l'être choisi et aimé! Un passant, ce marquis de Solis. Il était venu et il était reparti, après avoir deviné pourtant que Sylvia se sentait attirée vers lui! Et lui-même, n'avait-il pas laissé la jeune fille lire en lui? Ne s'étaient-ils point dit, l'un à l'autre, de ces mots qu'on n'oublie jamais, jamais plus?

Georges de Solis!... Pourquoi était-il parti presque subitement, laissant Sylvia attristée, Sylvia qui était résolue à demander à M. Harley, son père, de l'unir à ce gentilhomme français? Il le lui avait murmuré, pourtant, il le lui avait involontairement laissé soupçonner, l'aveu d'un amour qui, tout à coup, s'était comme effacé, envolé! Pourquoi? Elle l'avait deviné, depuis. Mais, au premier moment, la douleur avait été cruelle chez Sylvia. Oui, elle l'avait deviné. M. de Solis s'éloignait parce qu'il la croyait riche, disparaissait pour n'être pas accusé, lui étranger, de viser par le mariage la fille d'un des plus riches banquiers de New-York. S'il avait su que la ruine était si proche!

Et, en songeant à ce passé, en revivant ces journées enfouies que le babillage de Liliane lui avait rappelées, toutes vivantes encore et bourdonnantes, comme un essaim d'abeilles accourt au bruit du cuivre, Sylvia se revoyait dans sa chambre de jeune fille, accablée et triste, pensant à M. de Solis qui n'était plus là! Il avait emporté une de ses illusions, une de ses confiances! Elle s'était cru aimée! Puis, dans le logis paternel, entrait, timide, avec sa loyauté d'homme et sa naïveté d'enfant, Richard Norton qui, poussé par le père, demandait à Sylvia si elle consentirait à unir sa vie à la sienne, et, devant les prières de M. Harley, la jeune fille faiblissait, consentait. Il lui semblait—puisque M. de Solis ne donnait plus de ses nouvelles, puisqu'il n'aimait plus sans doute celle qu'il avait paru aimer—il lui semblait qu'il valait mieux se sacrifier sans réflexion, sans hésitation, puisque, pour elle, ce mariage qui apportait une joie inespérée à Norton, une consolation à M. Harley, était un sacrifice, l'immolation d'une espérance.

Elle estimait d'ailleurs Richard Norton. Elle avait fermé le roman inachevé et se disait qu'avec un homme de cette vaillance et de ce dévouement, sans doute elle pouvait commencer l'histoire d'une vie heureuse. Et, alors, dans toute l'honnêteté de son cœur, elle répondait au pasteur qu'elle suivrait l'époux choisi partout, toujours, «dans la bonne ou la mauvaise fortune». Elle la revoyait cette journée qui avait décidé de sa vie. Là-bas, dans le grand salon de New-York, Norton avait envoyé, fait suspendre au plafond une immense cloche de fleurs, une cloche faite de roses de toutes couleurs, depuis la rose thé jusqu'à la rose pourpre, et là, sous ce marriage-bell, sous cette cloche fleurie, le pasteur avait uni Richard à Sylvia, devant le livre de la loi, la Bible ouverte, et qui allait se refermer sur un serment.

Cloche de roses rouges et roses pâles! Que de fois, depuis lors, Sylvia Norton l'avait entendue sonner! Sonner joyeuse parfois comme un carillon d'espérance; sonner plus souvent comme un glas, le glas de l'amour disparu, de l'amour mort et qui cependant, au fond du cœur, semblait revivre. Oui, revivre, lorsque le souvenir de Liliane allait vers lui, comme à la dérive, ou lorsque l'étourderie d'une écervelée ramenait à ce passé la songerie de la jeune femme! Et c'était cela qu'avait fait MmeMontgomery, le jour où elle avait rappelé à Sylvia tout ce passé évanoui.

Mais cette émotion ressentie lorsque les deux amies s'étaient retrouvées, Sylvia l'éprouvait plus violente peut-être maintenant, et là, assise près de Liliane, qui tentait de l'égayer, elle pensait à ce que Norton lui avait annoncé tout à l'heure: la présence du marquis à Trouville, l'invitation que Richard lui avait faite. Oui, ce soir même probablement, là, dans ce salon, M. de Solis reparaîtrait. Et dans le bruissement des causeries, dans le babil et les rires que miss Arabella accompagnait d'un refrain de quelque opérette de Sullivan, Sylvia regardait la porte du salon, redoutant presque l'apparition du visage de Georges de Solis.

Quoi! il allait se montrer, brusquement, et devant ces gens, dont quelques-uns lui étaient si indifférents, il lui faudrait traiter froidement cet homme dont elle avait rêvé de partager la vie! Elle s'efforçait de paraître calme, souriante, aimant mieux, après tout, puisqu'elle devait revoir le marquis, aller droit à lui, tendant une main qui tremblerait peut-être un peu, mais qui serait la main d'une honnête femme et d'une amie.

Et assise, à côté de Liliane, pendant que le sourd, lointain, continu murmure de la mer montante roulait, là-bas, sur la plage, avec son rythme majestueux, mélancoliquement, dans le bruit berceur des flots, elle entendait, lointaines aussi, et comme noyées dans ces murmures, les cloches, les cloches des fiançailles, les tintements du marriage-bell, les sons attristés de la cloche de roses, des pauvres roses fanées!

Elle regardait Norton aussi.

Découpant sa carrure large sur l'horizon clair, à côté de le silhouette, droite comme une perche à houblon, du colonel Dickson, Richard fumait un dernier cigare et Montgomery était allé le rejoindre. Puis le cigare achevé, Norton revenait à ses invités et prenait des mains d'Éva un peu de kummel, tandis que le docteur Fargeas, avec ses longs cheveux blancs, son menton rasé et son profil d'aigle, trempait ses lèvres dans un petit verre d'argent et déclarait à Norton qu'en dépit de son horreur des alcools il trouvait cette eau-de-vie délicieuse.

—Elle est célèbre, dans tous les cas, disait Norton.

—Dans les deux Amériques, l'eau-de-vie de M. Norton est fameuse! ajoutait Montgomery.

—Elle est française, du reste, mon cher docteur, fit Norton. Que cette indication vous rassure. Cognac n'a jamais produit rien de mieux. J'ai acheté ça à un capitaine de navire qui, de tout une fortune, n'avait gardé qu'un fût de cette eau-de-vie dont il ne voulait pas se séparer. Peut-être tenait-il à se noyer dedans comme Clarence dans le malvoisie. Je lui ai payé cela au poids de l'or. Il a tenté la fortune. Il n'a pas réussi, et, comme un imbécile, s'est fait sauter la cervelle. Au lieu de recommencer, ce qui est si simple, et de lasser la mauvaise chance, ce qui n'est pas toujours facile, mais n'est jamais impossible. J'ai des remords parfois, de lui avoir acheté son alcool. Il se fût grisé avec, cela l'eût consolé, il serait peut-être encore vivant!

—Cela dépend, dit le docteur Fargeas. La manie du suicide est parfois indépendante des souffrance morales. Affaire d'hérédité. L'atavisme joue aussi son rôle là-dedans.

Richard Norton, debout et son verre de cognac à la main, frappa doucement sur l'épaule du médecin étendu sur un divan.

—Ah! ces docteurs! Diables de docteurs, il faut qu'ils mettent de la fatalité en tout!

—Nécessairement. La théorie de l'hérédité a remplacé dans le monde moderne la fatalité antique.

—Et alors, le suicide? Affaire de fatalité?

—D'une fatalité de tempérament. Oui. Très souvent.

—Alors vous ne croyez pas aux maux insupportables et qu'on rejette comme un fardeau qui nous pèse trop?

—Mon cher monsieur Norton, répondit le docteur Fargeas, je ne crois qu'à trois choses insupportables: la Misère, la Maladie et la Mort. Et pourtant l'humanité passe son temps à avaler celles-ci et à supporter celle-là, sans suicide. Peste! si l'on se tuait pour tout ce qui nous agace ou nous navre, le monde finirait vite!

—Alors, la vie, vous la trouvez excellente?

Et Norton semblait pousser le docteur Fargeas à quelque théorie pessimiste.

—Ma foi! je ne la trouve point parfaite, fit le médecin. Mais comme la mort qui la termine est quatre-vingts fois sur cent plus vilaine que les souffrances qui la composent, je préfère encore, après avoir étudié l'un et l'autre, la vie, toute maussade qu'elle est parfois, à cette fameuse délivrance qui est une délivrance sans appel. Ceci dit, mon cher Norton, lorsque vous avez quelque chagrin, ne pensez pas au suicide et laissez-le à des imbéciles comme votre vendeur d'eau-de-vie. Mais vous n'avez pas à craindre ça! Vous êtes un homme heureux!

—Oh! dit l'Américain, et j'ai l'habitude de me colleter avec la Nécessité!

Il regarda avec une sorte de défi, d'orgueil mâle, les amis qui, autour de lui, dégustaient le cognac du capitaine, puis, avec la fierté d'un fils de ses œuvres, sans la moindre infatuation qui sentît le parvenu:

—Moi, je vivrais aussi facilement avec rien, je dis absolument rien, qu'avec mon présent train de maison, et, ma parole, je n'ai besoin que pour les autres des millions de dollars que le sort m'a donnés.

Le murmure d'incrédulité de Montgomery et la protestation courtisanesque du colonel Dickson se formulèrent bien vite par une interruption du docteur:

—Oh! le sort! le sort!... Et votre travail, mon cher monsieur Norton, et votre habileté, et votre patience?...

—Et la chance, précisa l'Américain. Oh! parfaitement, la chance aussi! Il ne faut pas être si fier de ses succès en ce monde, et si l'on se dit—ce qui est vrai—que la chance est bien souvent la collaboratrice de toute victoire, eh bien, ce n'est pas mauvais, ça nous rend pitoyable pour les pauvres et indulgent pour les vaincus! C'est que j'en ai tant connu, moi, de braves gens, qui suaient sang et eau toute leur vie et arrivaient à quoi?... à rien!—ou sans atavisme, mon cher docteur, sans hérédité, quoi que vous en disiez—au suicide comme mon bonhomme de capitaine. Oui, j'ai bien pioché! Oh! rudement! bravement! Je crois certainement qu'il me reste de ce temps-là des crevasses aux mains. Je n'en rougis pas!... Quand je pense, tenez...—et appuyé à la cheminée, les yeux mi-clos, comme bercé par un bon souvenir, il se laissait aller doucement vers le passé—la date me revenait ce matin en écrivant mon courrier—il y a trente ans, moi, Richard Norton, je conduisais une barque sur l'Hudson et j'aidais mon père, mon brave et saint homme de père, à fendre le bois.... Oui, quand je pense à ça, j'ai eu beau travailler depuis, courageusement travailler, et toujours, à présent, vous ne m'empêcherez pas de me dire que la chance m'a favorisé, car elle m'a donné la fortune et, avec la fortune, la chère femme pour qui je donnerais cette fortune-là!

Il avait dit cela d'une voix assurée, debout, cherchant des yeux Sylvia, qui écoutait, muette, avec un sourire de reconnaissance dévouée.

—Monsieur Norton, dit Liliane en riant, prenez garde! Il ne faut jamais parler de son bonheur si haut.

Norton la regarda, un peu inquiet.

—Je sais. Cela tente le sort! Mais je lui paie rançon. Croyez-vous que si la santé de mistress Norton ne l'exigeait pas, j'aurais jamais quitté New-York pour Paris?... Oui, dit Richard en souriant à Fargeas, oui, c'est la faute de ce cher et illustre maître si je suis ici.

—Ma faute?... fit le savant.

—Oui, votre faute. Je vous ai proposé de venir à New-York soigner spécialement, vous le grand devin des maladies nerveuses, mistress Norton.

—Et j'ai refusé! dit Fargeas.

—Je vous offrais une fortune. Ce que vous auriez voulu. Oui, carte blanche.

—Guérison à forfait! Mais, répondit très simplement le docteur, j'avais à Paris tout mon service d'hôpital, de pauvres diables qui ne m'offraient rien du tout. Dans ces cas-là, vous concevez, on n'hésite pas!

—Pas Américain, le docteur, murmura M. de Bernière à miss Éva qui passait près de lui.

La jolie Américaine fit une révérence.

—Mais digne de l'être, vous avez raison! répondit-elle.

Et Bernière se pinça les lèvres, pendant que la belle Arabella lui disait avec son gentil accent yankee:

—Ecoutez donc ce morceau, monsieur le vicomte! Il est encore mieux quand je le joue sur le violoncelle!

—Et, après tout, continuait Fargeas qui s'était levé, ce qui convenait le mieux à votre chère malade—qui n'est plus aussi souffrante, non, madame, non, vous n'êtes déjà plus très intéressante—c'était la distraction, les voyages, le changement d'air... la terre est grande! Et la meilleure ordonnance, neuf fois sur dix, s'écrit sur un ticket de chemin de fer! Système excellent, d'ailleurs! Si les malades guérissent à distance, le médecin en a tout le mérite. S'ils ne guérissent pas, il n'en a plus la responsabilité.... Il est si loin.

—Alors, dit encore Norton, j'ai transporté à Paris une partie de ma galerie de tableaux; j'ai fait meubler, rue Rembrandt, la chambre de mistress Norton, de manière à ce qu'elle se crut à New-York, «chez nous», dans notre maison américaine, et j'espère bien que Paris aidant, et Trouville par-dessus le marché, je ramènerai là-bas ma femme souriante, guérie, et pour toujours—ah! le beau rêve!—heureuse!

—J'y compte bien aussi, fit le docteur Fargeas. Et Mme Norton n'a pas mis mes ordonnances en défaut. Plus de nerfs, n'est-ce pas?

—Plus du tout, répondit Sylvia qui s'efforçait de sourire.

—Oh! les nerfs, les nerfs! ajouta Mme Montgomery en riant. Une femme s'en sert comme de son éventail, pour les besoins de sa cause. Est-ce qu'on a des nerfs?

Le gros Offenburger s'était approché, les yeux allumés, quand Norton avait parlé de ses tableaux, comme s'il eût entendu compter un sac d'écus. Collectionneur d'œuvres d'art, il savait que la galerie Norton était célèbre.

—Diable, cher monsieur Norton, vos tableaux, disiez-vous, vous les avez fait transporter en France?

—Ceux que mistress Norton préfère, oui. Mes Rousseau, mes Jules Dupré.

—Et, continua le banquier, aviez-vous pris la précaution de les faire assurer, au moins?

—Oh! l'assurance est la règle de tout bon Américain! fit Norton. Très hardi, le Yankee, mais très prudent! Mes tableaux valent une fortune? Eh bien, mes mesures sont prises. Si je les perdais, on me rendrait une fortune! Voilà! Ce que je voudrais trouver, je le répète sans cesse, comme un refrain—et il riait—c'est une compagnie qui assurât le bonheur!

—Si elle se fonde, cette compagnie-là, dit le docteur Fargeas, ne prenez pas de ses actions! Elle fera de mauvaises affaires!


IV

La colonelle Dickson continuait à épier, de ses gros yeux bleus, ce qui se passait dans le salon. Assise à la même place, elle tenait toujours à la main sa tasse de thé vide, pour se donner une contenance. Le vicomte de Bernière, penché sur le piano où Arabella laissait courir ses doigys fuselés, lui semblait en bonne voie de flirtation. Mais quoiqu'elle l'eût d'abord trouvée insignifiante, il y avait là cette miss Éva, fine, rieuse, remuante, et, avec Éva, Mlle Offenburger, avec son beau profil hébraïque et ses épaules grasses et ses mains toutes petites et ses yeux de gazelle mourante qui maintenant gênaient la colonelle. Mme Dickson semblait avoir décidément jeté son dévolu sur Bernière, si amusant avec son dandysme de décadent, son esprit, sa fortune et son titre! Arabella vicomtesse! La perspective était loin de déplaire à la colonelle. Elle avait rêvé des ducs, des princes, des altesses. Mais à Nice, elle avait failli se laisser duper par un prince de table d'hôte et, depuis l'aventure, l'Américaine se méfiait. D'ailleurs le colonel avait pris ses renseignements sur Bernière. Bonne famille. Orphelin. Un titre authentique. Arabella pouvait flirter.

C'était encore cette petite Allemande qui gênait la colonelle Dickson.

Évidemment, Mlle Offenburger glissait volontiers, coulait adroitement des regards doux du côté de M. de Bernière. Elle avait, elle aussi, des vues sur le vicomte, peut-être. Lui, Bernière, se sentait doucement enveloppé par ces prévenances, ces gentillesses, qui chatouillaient son pessimisme. Il trouvait la belle Arabella délicieuse et la petite Offenburger très appétissante. Et miss Éva, qui le raillait volontiers, lui semblait piquante en diable, la gentille Américaine, très piquante.

Mais Bernière ne songeait, du reste, sérieusement ni à celle-ci ni à celle-là et, pour le moment, en philosophe pratique, il regardait au loin les lumières du Havre, et se disait qu'il était bon et doux d'entendre, après un dîner exquis, une musique agréable jouée par une jolie femme.

Ce rôle d'auditeur, de spectateur, de gourmet de la vie, Paul de Bernière était bien décidé à le jouer partout et toujours. Il avait reconnu assez vite qu'en dehors des sensations de l'art, des caresses d'une bonne musique ou d'une poésie de choix, il n'y a pas grand' chose dans l'existence. Il se piquait élégamment de passer pour un décadent, un être déçu et doucement ironique sans les grandes colères des révoltés romantiques d'autrefois, sans le dédain des petits blasés de sa connaissance.

Le jeune homme, pendant tout le dîner, avait observé, étudié, prenant d'ordinaire la vie pour un spectacle où il n'apportait pas grande passion, à peine un grain de curiosité, mais trouvant à la situation actuelle—car il se sentait visé à la fois par les Offenburger et les Dickson, par l'Allemagne et l'Amérique—quelque chose d'original et d'inattendu. Parisien jusqu'aux ongles, un peu lassé de tout, n'ayant jamais eu, même à vingt ans, ces grandes folies de la jeunesse, Bernière avait pris, comme il disait, une stalle dans la vie, et se souciait peu de monter sur la scène. A quoi bon jouer un rôle? On n'a plus ni le droit ni le temps de siffler. Assez riche pour se passer ses fantaisies, le vicomte n'avait même pas de caprices, simplement parce qu'il pouvait les satisfaire. Il avait peut-être été aimé, il n'en eût pas mis sa main au feu—les femmes sont si drôles!—mais certainement, disait-il, il n'avait jamais réellement aimé d'amour, d'un amour vrai. Il avait déchiqueté son cœur en amourettes, en amourachettes. Voilà, du moins, ce qu'il disait tout haut. Il avait horreur du sentiment, trouvait l'idéal un peu ridicule et ne croyait qu'à la science, qu'il trouvait d'ailleurs ennuyeuse. Jadis, à dix-huit ans, il s'était battu bravement, dans un bataillon de mobiles, passant sous les obus allemands, deux longs mois dans un fort de Paris. Depuis, il était rare qu'il parlât de ces souvenirs. La guerre lui paraissait un souvenir désagréable qu'il fallait chasser. Il avait brûlé, comme risibles, les vieilles photographies de 1871 qui le représentaient, encore imberbe, harnaché sous la capote du soldat. On ne l'entendait jamais parler ni de batailles, quoiqu'il eût, dans un coin, le brevet de la médaille militaire, ni de patrie, bien qu'il eût, en Suisse, au Righi, échangé une balle avec un officier alpin italien qui, à la table d'hôte, se moquait un peu de nos zouaves.

Paul de Bernière était un sceptique aimable, fanfaron de doute, et prétendant que tous les jeunes gens d'aujourd'hui lui ressemblaient un peu.... Présenté à Norton, à Paris, il s'était intimement lié avec lui à Trouville—grâce au docteur Fargeas, son ami—et il écoutait volontiers les admonestations de l'Américain, qu'il enviait d'être un homme utile, les conseils de Sylvia, dont la voix lui produisait aussi l'effet d'une musique, mais n'avait rien de plus pressé que d'oublier à la fois les unes et les autres.

Le vicomte affectait ainsi de se parer de cette mode du pessimisme qui envahit doucement comme un poison lent le cerveau des jeunes hommes. Ecœuré par le vide des discussions quotidiennes, il éprouvait une sensation d'anémie intellectuelle, non sans charme, pareille à ces torpeurs délicieuses qui conduisent lentement au sommeil. Trouvant presque ridicule de protester contre les niaiseries courantes ou de s'indigner contre des infamies dont le nombre, montant chaque jour comme une marée, était à la fin trop grand, il se laissait glisser au courant du jour, vivant en curieux, puisqu'il eût été déplacé de vivre en héros, et portant, comme une fleur à la boutonnière, ce nom de décadent qui résumait bien les alanguissements et l'abdication de ceux de son âge. Être désillusionné, partisan de l'abdication en toutes choses, ne lui semblait, du reste, ni un malheur ni un vice. Il y avait, pour cet esprit fin, dans les périodes de décadence, des spectacles de décomposition sociale beaucoup plus intéressants que les scènes dramatiques des grandes époques de foi. Et il regardait, comme accoudé sur le rebord d'une loge, la comédie contemporaine, dont la singularité fermentée lui paraissait si attirante qu'il n'éprouvait même plus la tentation d'en siffler le décousu et l'immoralité.

Ce Parisien, décidé à ne pas être dupe d'un temps poliment égoïste et également corrompu, craignait par-dessus tout deux choses: le ridicule et la passion.

Le ridicule, Bernière n'avait pas à le redouter. Tout à fait charmant, avec sa sveltesse juvénile, une moustache blonde, un peu retroussée, sur ses lèvres fines, les cheveux frisés, un monocle à l'œil droit, par habitude, il ressemblait vaguement à un joli cavalier en tenue bourgeoise, et on cherchait instinctivement à ses talons un bout d'éperon et à sa boutonnière un bout de ruban. Grand, très nerveux, les poignets fins, des pieds de femme, il avait, du front à la cheville, une élégance spéciale, sans morgue, avec un certain laisser-aller séduisant, qui n'était pas la rectitude anglaise, mais cette élégance spéciale, séduisante, sans façon, qui est la grâce et la bonne grâce françaises.

La passion? Il fallait peut-être à Bernière plus de soin pour la fuir. Là, comme en toutes choses, son dédain était né, peut-être, dès son début, de quelque confiance déçue. La déception ressemble à ces enfants qui sortent maladifs du sein déchiré de leur mère morte. Le nouveau-né vient d'un cadavre, et il y a des cadavres d'illusions. Paul de Bernière avait aimé peut-être avec trop de confiance et une foi trop vive; il s'était trouvé bête et, brusquement, s'était repris tout entier. Désormais, on ne l'aurait plus. Il ressemblait à ces amateurs d'art tout prêts à montrer leurs trésors, joyeusement, et qui, au premier mot absurde dit par un ignorant, au premier attouchement d'un sot, les renferment sous triple serrure, en avares, et ne les montrent plus. Aussi bien, Arabella et Hélène Offenburger et Éva Meredith pouvaient être exquises, séduisantes, troublantes, tout à leur aise: le cœur de Bernière était fermé.

Ma foi, oui, désormais il le gardait, son cœur, trésor avarié et un peu entamé! Il ne se sentait pas de taille à jouer longtemps les rôles de dupe. Là encore, dans ce domaine du sentiment, il serait un amateur, un dédaigneux, il ne donnerait rien de lui-même. Résolu à ne point se marier, et, de toutes les déceptions redoutables, la plus redoutée par lui étant celle du lendemain du mariage, il mènerait doucement sa vie de garçon jusqu'à la fin, ne compliquant son existence ni par une femme ni par des enfants. Quelle folie, lorsqu'on est libre, d'aliéner sa liberté!

Et, malgré le sourire narquois qui relevait sa moustache blonde, Bernière était, depuis longtemps déjà, plus troublé et agacé qu'il ne le voulait paraître. Il avait, par exemple, des envies de ne plus remettre les pieds chez les Norton, quoiqu'il y fût reçu avec une cordialité touchante. Les cheveux noirs, frisés sur le front, de miss Meredith, le préoccupaient avec trop de persistance et, depuis qu'il était à Trouville, il songeait trop souvent à cette voix claire, à ce bon regard amical, à cette main tendue franchement, à ce charme enveloppant de la jeune fille. Il éprouvait un plaisir trop vif à aller revoir ces Américains qu'il appelait maintenant des amis.

La fin de sa saison d'hiver lui avait semblé fade parce qu'à son gré les five o'clock n'arrivaient pas deux fois par jour. Il était temps de partir pour les eaux. On menait à Paris une existence désolante. La vie parisienne, la vie d'un homme jeune, riche, curieux de tout connaître, est pourtant très occupée: invitations, visites, premières représentations, expositions de cercles, séances d'escrime, toutes les distractions journalières, lassantes comme les labeurs, du Parisien qui veut tout savoir, simplement parfois pour avoir l'occasion de tout railler; ce perpétuel mouvement tournant dans le vide, ces éternels «déjà vu» ennuyaient Bernière. Une soirée passée chez les Norton, comme à Trouville, aujourd'hui faisait, au contraire, reprendre goût aux choses. Il appelait ces repos des apéritifs.

Seulement la vision de miss Meredith, à son gré, s'y mêlait trop. Il ne s'était pas juré de ne plus être amoureux pour devenir amoureux d'une petite Yankee, oiseau de passage destiné à traverser l'Océan.

Et comme ce sentiment, de jour en jour, entrait en lui, avec une douceur latente d'abord, puis charmeuse, Paul y résistait, trouvant absurde de se laisser prendre et s'irritant contre lui, contre la grâce même d'Éva qui le traitait avec cette intimité franche des jeunes filles de son pays. Alors le vicomte avait de violentes envies de boucler sa malle, de quitter Trouville pour Dinard ou d'aller finir sa saison d'été en Bretagne, dans quelque trou, à Douarnenez, à la Baie des Trépassés, au diable; mais il se disait que c'était après tout accorder un peu trop d'importance vraiment à un état d'esprit assez vague que de le secouer, de s'en débarrasser en fuyant. Et qu'importait miss Meredith et ce qu'il éprouvait pour elle! En supposant même—ce qu'il niait—que ce fût un semblant, un fantôme, un atome d'amour, eh bien! il s'en amuserait. Le flirt est une occupation comme une autre. Il est à l'amour ce que le caquetage est à l'éloquence. Un divertissement. Un babil.

—Quant à l'amour.... Bah! l'amour! Il faut savoir le couper comme on coupe un cor, disait le vicomte. Ça ne tient pas plus à notre individu qu'un durillon.

Pendant le repas, il s'était donc imposé de très peu regarder miss Meredith et de partager ses coups d'œil d'amateur entré les yeux bleus d'Arabella Dickson et les regards noirs, très tendres, de Mlle Offenburger. La colonelle avait été même tout à fait charmée de savoir, dans le bruit du repas, cette appréciation du vicomte sur la beauté de sa fille:

—Yeux bleus et peau blanche. On dirait deux bluets tombés dans la neige.

Mais, en revanche, mistress Dickson n'avait point paru satisfaite lorsque Bernière, après le dessert, avait si fort insisté auprès du docteur Fargeas pour savoir d'où sortaient les Offenburger.

—Elle est charmante, Mlle Hélène, docteur; mais elle a quelque chose d'exotique, d'arabe, d'oriental....

—Oh! mais, cher vicomte, avait interrompu la colonelle, elle vous préoccupe beaucoup, Mlle Offenburger!

—Curiosité pure, madame. S'il y avait ici une femme qui me préoccupât, comme vous dites, ce ne serait point Mlle Offenburger.

Mme Dickson était demeurée un moment silencieuse, regardant le jeune homme d'un air engageant, en mouillant les deux boules de loto qui étaient ses yeux de douces larmes maternelles, tandis que le docteur Fargeas répondait à Bernière:

—Eh! Mlle Offenburger est en effet exotique, mon cher. Élevée à la française, son père est Hambourgeois et sa mère était Anglaise.

—Mme Offenburger est morte?

—Depuis des années. Très gentille, Mlle Offenburger, vous avez raison de la trouver charmante, mon cher Paul. Une adorable créature, un peu... composite... très instruite, je dirai presque trop savante pour mon goût... mais exquise. Et pratique! La vraie jeune fille moderne, mon ami! Elle est précisément aussi moderne, tenez, elle, en sachant tout, que vous êtes essentiellement d'actualité en ne croyant à rien!

—Qu'est-ce qui vous dit que je ne crois à rien? avait répliqué Bernière qui, pour amuser son caprice, regardait miss Meredith et la comparait à cette grande statue d'Arabella et à cette petite pouliche d'Hélène Offenburger.

Il était d'abord trop Parisien, Parisien des dessous et des dessus de Paris, pour ne point connaître Offenburger—cet Offenburger dont la jolie fille était aussi fine d'attaches et de beauté que le père était énorme et gras. M. Offenburger? Un grand bel homme, joliment fleuri, gros, ventru, tout en menton et en joues, le nez busqué sur d'énormes lèvres rouges, des favoris noirs, frisés comme des crins, lui mettant comme deux plaques d'encre de Chine sur sa peau rosée, et ses grands yeux d'Oriental ruminant, traînant sur les hommes et les choses avec une affectation de bonté placide qui était tout simplement une sorte de dédain bienveillant, la constatation personnelle de sa propre supériorité. Quand il avait sur la tête son chapeau, qu'il gardait volontiers, il paraissait jeune encore avec sa carrure de beau Turc et le teint clair de son visage; il ne reprenait son âge que lorsqu'il se découvrait, laissant voir—comme à présent—un crâne chauve, bossué de protubérances et plus jaune que la face—contrastant si bien avec le teint rose, que Paul de Bernière comparaît mentalement le banquier à un sorbet: vanille et groseille, la vanille en haut. Peut-être bien était-ce une des raisons pour lesquelles M. Offenburger tenait volontiers sa coiffure vissée à son front.

Très bon homme d'ailleurs, à la surface. Sucré et glacé. Le vicomte eût pu suivre sa comparaison du sorbet. Homme de goût, collectionneur acharné, payant cher les revendeurs qui, pour lui, enlevaient d'assaut les bibelots sous le feu des enchères, à l'Hôtel des Ventes, prêtant ses tapisseries et ses ivoires aux expositions publiques pour avoir la joie de lire sur les catalogues et sur les étiquettes: Collection de M. Mosé Offenburger; ayant, dans ses écuries, des chevaux de prix que l'on couronnait au Concours hippique, et dans son chenil un équipage que le jury primait à l'exhibition des Tuileries. Très luxueux d'allures, mais d'humeur démocratique. On s'adressait à lui quand on voulait fonder un journal militant. Offenburger refusait parfois, acceptait souvent et ne se réservait même pas toujours le bulletin de Bourse. Il assurait qu'il aimait la France, qu'il n'y avait que la France au monde, et Bernière avait même éprouvé, à dîner, un agacement particulier, en dépit de son décadentisme, à entendre le Hambourgeois déplorer, avec son accent d'outre-Rhin, les pétisses qu'on faisait en France et la dégadence de ce cran, très cran pays.

On ne savait pas bien exactement l'origine de la fortune de cet Offenburger. Il était tombé à Paris—voilà quinze ans—comme un aérolithe, mais un aérolithe en or. Il avait attiré les regards, autour du Lac, par ses équipages; les lorgnettes, à l'Opéra, par les diamants de sa femme, morte depuis, et ensuite par la beauté de sa fille; les reporters, à son hôtel, par ses fêtes et son vin de Tokai; les peintres par ses achats de tableaux; les courtiers par ses ordres de Bourse et, peu à peu, cet amalgame d'autorités diverses, ces intérêts différents, massés autour de lui, avaient formé comme une boule énorme qui roulait, roulait à travers Paris et eût fait boule de neige si la renommée d'Offenburger eût été parfaitement immaculée.

Roi d'une république d'agioteurs et de jouisseurs, le Hambourgeois Offenburger, peut-être naturalisé Français, était devenu, par la complicité des bons journalistes et des trottins de la finance, une sorte de puissance bizarre qui tenait le milieu entre l'agent diplomatique et le bailleur de fonds. Les ministres le consultaient pour savoir ce que pensait de leurs déclarations publiques l'ambassadeur de son pays. Il donnait aux gouvernants son opinion sur les affaires de la France et, tout honoré de porter aux jours de fête la décoration de son souverain, il trouvait que les hommes d'Etat des bords de la Seine s'effrayaient trop du ratigalisme et ne marchaient pas assez de l'avant.

Offenburger ne fréquentait pas seulement les politiciens qui font les emprunts et les gazetiers qui défont les politiciens, il étendait aussi sur ses connaissances démocratiques comme une crème de high-life. Il invitait à ses rallye-papers des clubmen en renom, des gentilshommes dont les colonnes de la Vie parisienne sont comme les feuillets de l'Almanach Gotha. Le marquis d'Ayglars, resté fringant malgré la cinquantaine, était pour le financier le rabatteur de cette chasse aux illustrations nobiliaires. Il exerçait chez Offenburger, amicalement, disaient quelques-uns, en qualité de conseiller bien appointé, disaient les autres, des fonctions de semi-maître de maison, faisant les honneurs du château de Luzancy, comme il eût fait ceux de son propre castel, si d'Ayglars n'avait pas été rasé par la bande noire.

Et Offenburger n'achetait pas un cheval et ne faisait pas une commande au sellier sans l'agrément du marquis. C'était pour Offenburger que d'Ayglars se montrait au Tattersall. C'était pour lui qu'il rédigeait une façon de code du cérémonial que le banquier étudiait, potassait comme un élève qui veut passer sans faute son baccalauréat. Le marquis était, pour la question hippique, chez Offenburger, ce que Saki-Mayer était pour les bibelots. Il s'occupait des pur-sang comme le revendeur juif s'occupait des antiquailles. Ce qui faisait dire à l'archiduc Heinrich—que Mosé Offenburger, lorsque le prince était venu en France, avait traité, à Luzancy, comme un surintendant traitant le Roi-Soleil avant la Bastille, ce Mazas des financiers d'autrefois:

—Cet Offenburger, il a le meilleur Johanisberg que j'aie bu! Ses chevaux sont mieux tenus que ceux de mon frère! On donnerait un bal dans ses écuries! Il a des tableaux admirables, des curiosités extraordinaires, la table la mieux servie que je connaisse, un équipage de chasse étonnant! Il me dégoûte, cet Offenburger!

Paul de Bernière se rappelait, un à un, tous ces racontars de la chronique parisienne, en examinant le gros homme sans patrie qui avait choisi Paris pour vivre, tout simplement parce qu'on s'y amuse plus qu'à Hambourg; mais en regardant la grâce ouatée de chair de la charmante Hélène, le vicomte oubliait tous les ridicules du père et se plaisait—toujours en amateur—à comparer entre elles Mlle Offenburger, jolie comme une jolie Turque; Arabella, majestueuse comme la Diane de Houdon, et miss Éva, vraiment exquise avec son calme regard d'honnête fille. Il y avait aussi, là-bas, la belle Mme Montgomery et Sylvia, assises dans la pénombre, et Bernière jouissait d'un plaisir artistique tout particulier; la vue de ces créatures adorables, rassemblées là comme des œuvres d'art en un musée et qu'il analysait en connaisseur, en raffiné, sans les aimer, oh! bien décidé à n'en aimer aucune!

Et pendant que les notes—d'une chanson américaine, d'une sorte de tremblante romance nègre, soulignée d'accords mélancoliques comme des soupirs d'esclaves—chantaient sous les doigts de miss Dickson, Paul, avec son dilettantisme de gourmet, comparaît avec une infinie volupté sa situation de sceptique au repos, et la vie de labeur acharné de son hôte Norton, ou de Montgomery, ou d'Offenburger, accablé d'affaires, ou du colonel promenant sa fille à travers le monde, ou de Fargeas même, vivant dans les sanies humaines, tandis que lui jouissait délicieusement du farniente de son existence d'amateur. Libre, choyé, caressé par ces regards de femmes et se disant:

—Voilà. Pas de préoccupations. Des sourires! Et la liberté de juger!

Il jugeait d'ailleurs, ayant surpris, pendant le repas, quelque indiscrète songerie au fond du regard de Sylvia: oui, il jugeait et se disait, lui qui avait, en sa vie, étudié plus de filles que de jeunes filles:

—Qui donc prétend que la jeune fille est indéchiffrable? Le plus difficile à déchiffrer de ces êtres d'élection qui sont là, ce serait encore la femme! A quoi pense Mme Norton présentement et de quoi souffre-t-elle? Car elle souffre! Elle souffre, et je défie la théorie de la grande névrose du docteur Fargeas de m'expliquer cette souffrance-là!

Et, maintenant, toujours en curieux—Mlle Offenburger, ayant succédé à Arabella au piano et y jouant du Beethoven—Bernière s'était assis en face de mistress Norton, regardant Sylvia accoudée sur le canapé. Elle ne causait plus avec Mme Montgomery, elle écoutait au contraire, charmée.

Il la voyait de profil. Une sorte de tristesse apparaissait dans l'attention qu'elle prêtait à la symphonie. Ses sourcils se fronçaient sur ses yeux bleus et, dans le battement de ses narines, il y avait une émotion et une fièvre. Peut-être cela prouvait tout simplement que Sylvia était artiste, tout son être vibrant à cette voix de l'au-delà.

Mais Éva, debout près du piano, était aussi émue que Mme Norton. La petite Américaine, les mains croisées, écoutait, comme en extase. Arabella, impassible, s'était assise à côté de sa mère qui envoyait à Mlle Offenburger un sourire un peu dédaigneux, envieux aussi.

Hélène Offenburger était une musicienne consommée, un peu sèche et méthodique, mais très sûre. Quand elle eut fini, Bernière ne put s'empêcher d'applaudir. Le gros Offenburger rayonna et les Dickson firent la grimace tous ensemble. Sylvia, ravie, tendait les mains à Hélène qui, après les avoir serrées, écartait, d'un joli geste bref, ses mèches de cheveux noirs un peu tombées sur son front, et Éva disait à Mlle Offenburger:

—Que vous êtes heureuse, mademoiselle, d'être aussi bonne musicienne!...

Hélène ne montrait, du reste, ni étonnement ni anxiété. Elle se savait musicienne excellente; elle n'avait pas à en tirer coquetterie: c'était un fait. Et elle racontait, le plus simplement du monde, combien son professeur autrefois était content d'elle, lui disant que si elle voulait donner des concerts, elle se ferait certainement un nom, un grand nom, dans la musique:

—J'aime encore mieux la banque, ajoutait la jeune fille en souriant.

On parla alors de Beethoven. Éva dit quelques mots, très doucement, exprimant quels frissons d'art faisait en elle passer le maître, et on discuta les génies respectifs de Beethoven et de Mozart.

—Allons, bon! J'attendais Mozart! se dit Bernière.

Mais ce qu'il n'attendait pas, c'est la façon dont Mlle Offenburger constata la supériorité de Beethoven, par le volume du cerveau de Beethoven. Et cette jeune fille, qui, tout à l'heure, les doigts sur le piano, faisait chanter la poésie et le rêve, se laissait aller, le plus simplement du monde, devant Sylvia étonnée, Bernière, subitement amusé, et Liliane Montgomery, effrayée presque, à une comparaison entre le rapport du volume encéphalique et le développement intellectuel. Et elle disait encéphalique. Et elle ne sourcillait pas, ne souriait pas, et sa jolie petite bouche aux lèvres charnues, en parlant, demeurait charmante. Puis, elle passait du crâne de Beethoven à un autre crâne, non plus d'un musicien, mais d'un penseur.

—Savez-vous que le crâne de Descartes avait 1,700 centimètres cubes, soit 150 centimètres de plus que la moyenne des crânes des Parisiens d'aujourd'hui?

Et ce n'était pas tout. Le crâne de La Fontaine mesurait 1,950 centimètres, comme celui de Spurzheim, exactement. Le cerveau d'un autre écrivain contemporain, qu'on venait d'enterrer, pesait 2,012 grammes. Un peu moins que celui de Cromwell.

—Et celui-là? Celui de Cromwell? murmura Liliane un peu railleuse, croyant embarrasser la jeune fille.

—2,230, répondit la petite bouche rouge de Mlle Hélène Offenburger.

Le gros banquier étalait ses pectoraux avec fierté, et Mme Dickson regardait le colonel, comme pour lui dire:

«Eh bien! et Arabella? Comment faire rayonner Arabella?»

Arabella, immobile, contemplait la mer, le regard très calme.

Mlle Offenburger ne mettait, du reste, aucune affectation à étaler son savoir. Elle savait cela, elle le disait, c'était tout simple.

Mais Mme Montgomery semblait étourdie, comme si elle eût écouté quelque chose d'inentendu, une langue étrangère.

—Je parie, ma chère Éva, dit-elle en riant, que vous ignoriez tout cela?

—Oh! moi, madame, moi, je ne suis pas savante, fit miss Meredith.

Et elle non plus ne mettait pas un reproche ou une modestie fausse dans sa réponse. Elle ignorait des choses, elle l'avouait, et c'était tout naturel chez une créature qui semblait le naturel même.

Mais—chose singulière—toute cette érudition scientifique de Mlle Offenburger ne déplaisait pas à Paul de Bernière. Elle était curieuse, cette jeune fille au profil oriental, très curieuse. Une Encyclopédie aux yeux de velours, c'était piquant. Il ne se fût pas risqué à causer anthropologie avec elle, diable! non; mais il se fût diverti volontiers à l'entendre si gentiment, de sa petite voix très douce, parler de capacités crâniennes et à la voir presque peser des cerveaux dans sa jolie main d'enfant. Ah! la délicieuse petite conférencière! Elle était peut-être doctoresse! Paul avait envie de le lui demander.

—Eh bien! dit Mme Montgomery au jeune homme, qu'est-ce que vous pensez de Mlle Offenburger?

—Très jolie! Oh! très jolie!... Mais je ne voudrais pas être forcé de passer devant elle mon baccalauréat. Je serais refusé!

—Comme bachelier, peut-être, mais comme mari, je ne crois pas!

—Oh! comme mari, fit Bernière. Comme mari, je n'aurai jamais mon diplôme!

—Vous êtes pourtant fait pour être marié, dit alors le docteur Fargeas, qui s'était approché.

—Moi?

Et Bernière essaya de sourire.

—Oh! docteur, qu'est-ce que je vous ai fait pour mériter cette menace?

—Vous?... Vous êtes un faux désabusé, un faux sceptique, un faux ironique, et je vous ordonne le coin du feu....

—Comme aux bouilloires! Merci!

Mistress Dickson avait entendu, et cette petite profession de foi antimatrimoniale amenait à ses lèvres une légère grimace. Elle allait, d'ailleurs, protester contre la comparaison impertinente du vicomte, lorsque la porte du salon s'ouvrit, et un valet annonça M. le marquis de Solis.

Il y eut comme un cri, dans le salon, pour saluer l'entrée de Georges, et Norton, quittant le colonel, alla droit au marquis en deux ou trois enjambées, et lui tendant la main:

—A la bonne heure! Voilà qui est charmant!...

L'Américain cherchait des yeux Sylvia, qui s'était levée, toute pâle, tandis que Mme Montgomery la regardait de côté, avec un petit sourire narquois. Mme Norton restait droite devant le canapé sur lequel elle était assise, tout à l'heure, à côté de Liliane, et Norton se retourna vers elle pour lui présenter M. de Solis, qui, saluant, interrogeait anxieusement le regard de Sylvia.

Il était venu brusquement, avec une sorte de hâte, après s'être démandé pendant une partie de la soirée s'il viendrait. Il sentait, d'instinct, que cette minute de sa vie était grave et pouvait être douloureuse. Un moment il s'était dit qu'il ne se retrouverait pas devant Sylvia, qu'il partirait de Trouville sans l'avoir revue.

Il avait, depuis la veille, quitté les Roches Noires et loué, dans une maison particulière, un appartement dont les fenêtres s'ouvraient sur la mer. En s'accoudant au balcon, il apercevait, à sa gauche, la jetée, la bordure, les maisons de Deauville: là-bas, devant lui, la plage, avec son bruissement, son fourmillement, son caquetage de promeneurs, couvert par la grande voix de la mer. Il vivait là—son mot à Norton était exact—«en tête à tête» avec sa mère. Ce ménage d'une vieille femme et de son fils avait des douceurs d'idylle. Le marquis eût, la veille encore, regardé comme un mal fait à la chère créature une soirée passée loin d'elle, après tant de mois, si longs, si longs, où il avait été séparé d'elle. Il retrouvait—avec quelle joie!—la marquise toujours belle, avec ses beaux yeux noirs sous des cheveux gris. Auprès d'elle, Solis retrouvait des soins d'enfant battu demandant refuge au dorlotement maternel. Sa vie, sa vie tourmentée et songeuse, déchirée, amère, sans pessimisme et sans désespoir, aboutissait à cet assoupissement doux, à ce blottissement de coureur d'univers, trouvant enfin que rien ne vaut cette affection, première et dernière, étroite et chaude comme un berceau.

Une soirée arrachée à cette intimité, dérobée à cette tendresse, c'était beaucoup. C'était trop. Le marquis était décidé à vivre en sauvage. Il se cachait, dans cet appartement, comme en bonne fortune, et il lui semblait qu'il n'aurait jamais assez de temps pour raconter à la marquise tout ce qu'il avait vu dans ses voyages, tout ce qu'il avait observé là-bas. Elle l'écoutait avec délices et le couvait des yeux, avec l'égoïste joie de ceux qui adorent. Il y avait entre eux comme une lune de miel de tendresse maternelle et filiale. Elle le revoyait enfin, le reprenait, ce fils, parti pour le bout du monde! Elle le dévorait de ses regards parfois inquiets, car, dans la joie du retour, instinctivement la mère devinait la mélancolie de quelque passion oubliée!

Oui, ç'avait été tout d'abord pour M. de Solis comme un chagrin de quitter la marquise, de lui prendre une minute de cette joie qui lui restait, puis, tout à coup, il avait éprouvé une âpre envie de revoir Sylvia. Il ressentait une sensation de curiosité, comme un besoin d'interroger une eau dormante qui aurait reflété son image autrefois et de lui demander si, cette image, elle en avait conservé, elle en gardait encore l'ombre, le fantôme.

Et maintenant, elle était là, Sylvia, là, devant lui, froide en apparence, roidie; mais sur ses lèvres, qu'un imperceptible tremblement nerveux agitait, un sourire doux, triste et confiant, passait.

—Ma chère Sylvia, dit Norton de sa voix franche, très mâle, je n'ai pas à vous présenter mon ami, M. de Solis. Oh! un ami dans toute la force de ce mot, dont on abuse. Presque un frère, n'est-ce pas, Solis?

—Presque un frère, oui, répondit le marquis, dont la voix s'étranglait un peu.

Tous les hôtes du salon regardaient. Miss Arabella portait même un lorgnon à ses jolis yeux pour examiner ce nouveau venu, dont le titre lui plaisait: Marquis!

Sylvia, faisant un effort, tendait à Georges de Solis une main qu'il effleurait à peine, comme effrayé de la saisir entre ses doigts.

—A la bonne heure! Vieille amitié, double amitié! dit Norton joyeux, pendant que Liliane murmurait étourdiment à l'oreille de son mari:

—Bon! vous allez voir qu'il va prier Sylvia de le retenir!

—Vous dites? demanda Montgomery.

—Rien! Ça ne vous regarde pas! Ou plutôt si.... Mais c'est indifférent.

Et Liliane détourna la tête.

—Eh bien, mon cher Georges, continuait Norton, au lieu d'une amitié chez moi, vous en avez deux. Mistress Norton vous prouvera qu'il y a des Américaines qui aiment leur foyer et aussi les hôtes de ce foyer de famille.

—Là! qu'est-ce que je disais? fit encore Mme Montgomery. Oh! les maris!...

Montgomery sollicitait encore l'explication.

—Eh bien?

—Eh bien, vous ne pouvez pas comprendre, vous en êtes un autre!

Mlle Offenburger qui, de ses yeux de gazelle, étudiait aussi le marquis de Solis, demanda en riant:

—Comment, monsieur se figurait donc que les Américaines sont toutes des extravagantes comme on en voit beaucoup?

—Oui, dit Sylvia.

Le marquis salua.

—Je vous demande pardon, madame. C'est surtout dans votre pays, où une jeune fille peut traverser, seule, les Etats-Unis, sans être insultée, que j'ai appris à respecter ce qu'il y a de plus respectable au monde: la bonne grâce d'une honnête femme.

—Très bien! Ah! dit en riant miss Éva, pour un Français, cela, c'est très bien!

—Comment, pour un Français?... Ah ça! mais cette petite fille des Mohicans, pour qui nous prend-elle? dit le docteur Fargeas à Bernière.

Bernière sourit.

—Oh! c'est bien simple! Elle ne nous prend pas! Voilà!...

Sylvia était restée presque muette devant Solis. Elle voulut pourtant trouver quelques mots à lui dire, quelques mots où le présent, avec tous ses droits, sa réalité, son devenir, fût affirmé sans que le passé, ce passé vénéré et sacré qui leur était cher, fût effacé dans son souvenir; et, en prononçant avec un respect dévoué ce nom, mon mari, avant tous les autres, elle dit à Solis:

—Mon mari a eu raison de vous dire que vous seriez deux fois le bienvenu chez lui, monsieur de Solis. Après vous avoir accueilli chez mon père, je serai heureuse... de vous recevoir chez moi... comme....

—Comme autrefois! dit Georges, la gorge serrée.

Mme Montgomery ne put s'empêcher de laisser tout doucement échapper un petit hum! dans un léger accès de toux, et Sylvia s'asseyant vivement comme si elle se fût sentie défaillir, Norton vint doucement vers elle, lui demandant si elle n'était pas souffrante.

Mais Sylvia n'avait rien.

—Rien, je vous promets. Un peu de malaise.... Ce soleil, cette après-midi!

—Si vous voulez prendre l'air au balcon? Mais je vous assure que vous êtes souffrante. Vous avez la fièvre!

Il lui avait touché la main. Sylvia se mit à rire.

—Moi? la fièvre! La fièvre, moi? Voyez donc, docteur!

Elle tendait son pouls à Fargeas.

—M. Norton a raison, madame, dit le docteur, et un peu de repos....

—Jamais je ne me suis mieux portée! La fièvre? Eh bien, c'est Trouville qui me la donne, la fièvre, voilà tout. Je voudrais presque repartir.

—Repartir? dit Liliane.

Norton hocha la tête.

—Nous repartirons, ma chère Sylvia... quand le docteur le permettra.... Quand vous serez guérie! Mais rappelez-vous la traversée et les dangers courus.... Le docteur ne vous donne pas d'illusions: c'est lui seul qui vous autorisera à quitter la vieille Europe. Votre ticket, ce sera son ordonnance.

—Guérie! pensait Sylvia dont le regard, instinctivement, allait à Georges de Solis qui, s'éloignant, là-bas, sous la lampe, causait avec miss Éva et Mlle Offenburger.

Et, dans cette causerie, miss Éva, railleuse, rappelait à M. de Solis ce que le marquis avait dit à Norton, à propos de l'Amérique, des Américaines, et, rieuse, lui jetait gaiement:

—Ah! il paraît, monsieur, que vous ne nous aimez pas?...

—Mademoiselle....

—Oh! vous êtes libre! Pensez ce que vous voudrez des Américaines; moi je trouve vos Parisiennes exquises, je conçois qu'on les préfère à toutes les femmes. Et pourtant je suis patriote jusqu'aux ongles! Rien ne vaut l'Amérique au monde! Rien.... Excepté Paris! N'est-ce pas, mademoiselle Hélène?

—Oh! dit très sérieusement Mlle Offenburger, cela dépend.... Paris me semble une ville livrée à des pensées... peu importantes!

—Ah bah! fit Bernière qui s'était approché.

Et, de loin, Liliane, ayant entendu ce blasphème, accourait défendre son Paris, ce Paris gaiement conquis par l'Amérique:

—Comment, peu importantes? La mode, les théâtres, les courses, le Salon, le Vernissage?

—Important, tout cela, mais pas sérieux! dit Mlle Hélène.

Le gros Offenburger ajouta, de son accent guttural:

—Ma fille et moi nous réfons plus de cravité dans la nation pour l'afenir des testinées de la France!

Crafité! Crafité! Bernière avait fort envie de lui jeter sa gravité au nez, à ce gros homme, et de le prier de parler au moins français en parlant de l'afenir de la France.

Mais Éva, lentement, répondait à la petite savante:

—Eh bien, moi, qui suis Yankee comme on ne l'est pas, qui suis fière de me dire que l'hôtel de Richard, mon oncle, au parc Monceau, appartient à M. Norton, Américain, que la serre en est éclairée à la lumière Edison.... Américain! ornée de peintures de M. Harrisson....

—Hum! hum! dit Montgomery qui n'aimait pas entendre parler du premier mari de sa femme.

—Harrisson, Américain! reprit miss Meredith.... Moi... qui adore New-York, qui suis, je vous le répète, fière de mon pays, qui trouve que l'Amérique n'a pas de rivales, j'avoue que Paris ne me déplaît pas trop. Je croyais y avoir la nostalgie du pont de Brooklyn. Pas encore. J'adore le théâtre. Et sur ce point Paris, que je n'aime pas en tout, qui me déplaît même sur certains points, Paris est incomparable. Et vous, n'ètes-vous pas de mon avis?

—Ma fille, répondit le gras Hambourgeois, déteste les spectacles!

—Ah ça! mais qu'est-ce qu'elle fait, à Paris, Mlle Offenburger? Son salut?

—Son purgatoire? dit Bernière.

—Elle préfère la Sorbonne!

—Et le Collège de France! dit Mlle Hélène, gravement.

Bernière, penché à l'oreille de Fargeas, disait gaiement au docteur:

—Ce n'est pas une femme, c'est une thèse!

Et le docteur, cherchant son chapeau, se trouvait tout juste en face de Mme Montgomery qui, gaiement, le regardant du haut de son cou superbe, lui demandait:

—Ah! à propos, docteur, mes névralgies?

—Vos névralgies? Quantités négligeables! Rien du tout, vos névralgies!

—Vous ne craignez pas que l'air de la mer?...

—Oh! oh! dit Fargeas. Vous voulez vous faire envoyer à Vichy, vous?

—Pas le moins du monde, je m'amuse infiniment à Trouville. Mais je redoute que....

—L'air de la mer? Excellent, l'air de la mer!

—Vous me disiez le contraire, l'an dernier.

—Parce que c'était l'an dernier. La mode change. Vous vouliez aller à Luchon, l'an dernier.

—Alors, Trouville? Pour les migraines?

—Parfait, Trouville. Ah! seulement, je n'ai pas besoin de vous dire.... Vous avez bien apporté avec vous....

—De vos pilules de valériane?

—Non! des malles! beaucoup de malles! Costumes variés: quatre toilettes par jour. Excellent, ça, comme exercice!

—A quoi pensez-vous donc, docteur? fit Mme Montgomery. Si je n'avais pas ma gymnastique portative, je ne serais pas ici.

Elle riait, tandis que Montgomery, s'approchant de Fargeas, l'interrogeait tout bas à son tour:

—Malade imaginaire, ma femme, n'est-ce pas?

—Pas même imaginaire! Mais une petite maladie nerveuse, c'est très bien porté.

—Et Mme Norton?

—Mme Norton? Elle, c'est autre chose! Vous n'avez pas regardé sa jolie peau blanche, fine, veloutée, comme doublée d'un transparent de soie rose?

—Les Américaines ont les plus belles peaux du monde, docteur.

—Eh bien! seules en ont d'aussi jolies les filles de rhumatisants. C'est comme ça! Mme Norton donc? Vraiment souffrante! dit le docteur, qui, tout en se dirigeant vers la porte, regardait Sylvia du coin de l'œil.

—Pas imaginaire? fit Montgomery.

—Eh! eh! L'imagination joue peut-être aussi son rôle dans cette souffrance-là.... L'imagination... ou le souvenir!

—Pauvre Norton! murmura l'Américain, il l'aime tant!

—Oh! aucun danger! Dieu merci! Bonsoir! dit Fargeas.

Et il se retira vivement, à l'anglaise.


La soirée d'ailleurs s'avançait. Et depuis l'arrivée de Georges, une sorte de contrainte particulière emplissait le salon, planait sur les invités de Norton. Miss Arabella ne jouait plus, et dans un coin, entourée de son père et de sa mère, qui lui parlaient tout bas, elle promenait, dédaigneuse, ses regards alanguis sur le marquis et sur Bernière, rapprochés l'un de l'autre et causant avec Éva. Le gros Offenburger éprouvait la tentation de faire un tour au Casino, et Mme Montgomery, devinant que Sylvia avait besoin d'être seule, entraînait doucement son mari vers la porte.

—Nous arriverons encore pour la petite pièce! On joue une comédie au Casino! Allons, vite!... Une pièce inédite.

—Je l'aimerais mieux pas inédite, répondait Montgomery. Il y aurait plus de chance pour qu'elle fût bonne!

Il se laissait d'ailleurs emmener, et Liliane, en passant, serrait, d'une pression nerveuse, la main de Sylvia, comme pour lui dire: «Du courage!» ou: «Prenez garde!»

Norton paraissait inquiet, songeur, du moins, depuis un moment. Il lui semblait que Solis, maintenant, devant mistress Norton, était gêné, restait silencieux. Quelque chose de vague entrait involontairement dans son esprit, la perception indistincte, magnétique, d'une situation inquiétante. De forme, d'appellation même, ce sentiment, cette impression n'en avait aucune. C'était quelque chose d'innommé et d'irraisonné; mais, évidemment, l'arrivée de Solis avait provoqué là—peut-être par hasard—une émotion inattendue.

Et pourquoi, pourquoi invinciblement ces mots du marquis, jetés dans la conversation avec son ami, revenaient-ils maintenant à la mémoire de Norton: «Je n'épouserai jamais une Américaine!»

Pourquoi?

—Soit, pensait Richard, qui ne s'attardait pas volontiers aux rêveries, nous verrons bien!

Jusqu'au moment du départ, Solis n'échangea avec Sylvia que des paroles assez banales, et, d'ailleurs, avec une sorte d'insistance presque indiscrète, le colonel Dickson, laissant là sa fille, se mêlait à la conversation.

Offenburger voulant se retirer et Mme Norton paraissant souffrante, la soirée ne pouvait pas se prolonger bien tard. Georges s'excusa, demanda à prendre congé, dès qu'il vit le salon se vider. Lui aussi éprouvait une sorte d'oppression, un besoin de fuir, de respirer à l'aise.

—A bientôt, lui dit Norton.

—A bientôt.

—Et j'aurai l'honneur de voir Mme de Solis. Présentez-lui tous mes respects!

Il lui avait tendu la main et, sous le regard calme et doux de Sylvia, Georges de Solis l'avait prise, cette loyale main du mari, avec une hésitation presque imperceptible.

Puis le marquis salua mistress Norton:

—Madame....

—Monsieur....

Norton les trouvait bien cérémonieux et bien polis.

—Allons donc! dit-il, de sa forte voix qui vibrait.... Le shake-hands, voyons!... A l'américaine!

Et, comme s'il eût voulu les pousser l'un vers l'autre, il était là, entre elle et lui, pendant que Georges et Sylvia se serraient la main.

Le colonel Dickson regardait, du haut de sa taille interminable et sifflotait un petit air, dans sa barbe blonde, se souvenant très bien, très bien, d'avoir vu autrefois le marquis de Solis, chez M. Harley, à New-York, et il eût parié mille dollars que miss Harley n'avait pas été insensible au marquis en ce temps-là....

—Naïf, Richard Norton!... pensait le colonel.... Si naïf, qu'il ne l'est peut-être pas!

9 de Abril de 2018 às 22:25 0 Denunciar Insira Seguir história
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