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I

LE FILS DU FAUCONNIER

Il y avait, vers l'an 1663, à quelques centaines de pas de Saint-Omer, une maisonnette assez bien bâtie, dont la porte s'ouvrait sur le grand chemin de Paris. Une haie vive d'aubépine et de sureau entourait un jardin où l'on voyait pêle-mêle des fleurs, des chèvres et des enfants. Une demi-douzaine de poules avec leurs poussins caquetaient dans un coin entre les choux et les fraisiers; deux ou trois ruches, groupées sous des pêchers, tournaient vers le soleil leurs cônes odorants, tout bourdonnants d'abeilles, et çà et là, sur les branches de gros poiriers chargés de fruits, roucoulait quelque beau ramier qui battait de l'aile autour de sa compagne.

La maisonnette avait un aspect frais et souriant qui réjouissait le coeur; la vigne vierge et le houblon tapissaient ses murs; sept ou huit fenêtres percées irrégulièrement, et toutes grandes ouvertes au midi, semblaient regarder la campagne avec bonhomie; un mince filet de fumée tremblait au bout de la cheminée, où pendaient les tiges flexibles des pariétaires, et à quelque heure du jour que l'on passât devant la maisonnette, on y entendait des cris joyeux d'enfants mêlés au chant du coq. Parmi ces enfants qui venaient là de tous les coins du faubourg, il y en avait trois qui appartenaient à Guillaume Grinedal, le maître du logis: Jacques, Claudine et Pierre.

Guillaume Grinedal, ou le père Guillaume, comme on l'appelait familièrement, était bien le meilleur fauconnier qu'il y eût dans tout l'Artois; mais depuis longtemps déjà il n'avait guère eu l'occasion d'exercer son savoir. Durant la régence de la reine Anne d'Autriche, le seigneur d'Assonville, son maître, ruiné par les guerres, avait été contraint de vendre ses terres; mais, avant de quitter le pays, voulant récompenser la fidélité de son vieux serviteur, il lui avait fait présent de la maisonnette et du jardin. Le vieux Grinedal, se refusant à servir de nouveaux maîtres, s'était retiré dans cette habitation, où il vivait du produit de quelques travaux et de ses épargnes. Devenu veuf, le père Guillaume ne pensait plus qu'à ses enfants, qu'il élevait aussi bien que ses moyens le lui permettaient et le plus honnêtement du monde. Tant qu'ils furent petits, les enfants vécurent aussi libres que des papillons, se roulant sur l'herbe en été, patinant sur la glace en hiver, et courant tête nue au soleil, par la pluie ou par le vent. Puis arriva le temps des études, qui consistaient à lire dans un grand livre sur les genoux du bonhomme Grinedal, et à écrire sur une ardoise, ce qui n'empêchait pas qu'on trouvât encore le loisir de ramasser les fraises dans les bois et les écrevisses dans les ruisseaux.

Jacques, l'aîné de la famille, était, à dix-sept ou dix-huit ans, un grand garçon qui paraissait en avoir plus de vingt. Il n'était pas beau parleur, mais il agissait avec une hardiesse et une résolution extrêmes aussitôt qu'il croyait être dans son droit. Sa force le faisait redouter de tous les écoliers du faubourg et de la banlieue, comme sa droiture l'en faisait aimer. On le prenait volontiers pour juge dans toutes les querelles d'enfants; Jacques rendait son arrêt, l'appuyait au besoin de quelques bons coups de poing, et tout le monde s'en retournait content. Quand il y avait une dispute et des batailles pour des cerises ou quelque toupie d'Allemagne, aussitôt qu'on voyait arriver Jacques, les plus tapageurs se taisaient et les plus faibles se redressaient; Jacques écartait les combattants, se faisait rendre compte des causes du débat, distribuait un conseil aux uns, une taloche aux autres, adjugeait l'objet en litige et mettait chacun d'accord par une partie de quilles.

Il lui arrivait parfois de s'adresser à plus grand et plus fort que lui; mais la crainte d'être battu ne l'arrêtait pas. Dix fois terrassé, il se relevait dix fois; vaincu la veille, il recommençait le lendemain, et tel était l'empire de son courage appuyé sur le sentiment de la justice inné en lui, qu'il finissait toujours par l'emporter. Mais ce petit garçon déterminé, qui n'aurait pas reculé devant dix gendarmes du roi, se troublait et balbutiait devant une petite fille qui pouvait bien avoir quatre ans de moins que lui. Il suffisait de la présence de Mlle Suzanne de Malzonvilliers pour l'arrêter au beau milieu de ses exercices les plus violents. Aussitôt qu'il l'apercevait, il dégringolait du haut des peupliers où il dénichait les pies, lâchait le bras du méchant drôle qu'il était en train de corriger, ou laissait aller le taureau contre lequel il luttait. Il ne fallait à la demoiselle qu'un signe imperceptible de son doigt, rien qu'un regard, pour faire accourir à son côté Jacques, tout rouge et tout confus.

Le père de Mlle de Malzonvilliers était un riche traitant qui avait profité, pour faire fortune, du temps de la Fronde, où tant d'autres se ruinèrent. Il ne s'était pas toujours appelé du nom brillant de Malzonvilliers, qui était celui d'une terre où il avait mis le plus clair de son bien; mais en homme avisé, il avait pensé qu'il pouvait, ainsi que d'autres bourgeois de sa connaissance, troquer le nom roturier de son père contre un nom qui fit honneur à ses écus. M. Dufailly était devenu progressivement et par une suite de transformations habiles, d'abord M. du Failly, puis M. du Failly de Malzonvilliers, puis enfin M. de Malzonvilliers tout court. Maintenant, il n'attendait plus que l'occasion favorable de se donner un titre, baron ou chevalier. A l'époque où ses affaires nécessitaient de fréquents voyages dans la province, et souvent même jusqu'à Paris, M. de Malzonvilliers avait maintes fois confié la gestion de ses biens à Guillaume Grinedal, qui passait pour le plus honnête artisan de Saint-Omer. Cette confiance, dont M. de Malzonvilliers s'était toujours bien trouvé, avait établi entre le fauconnier et le traitant des relations intimes et journalières, qui profitèrent aux trois enfants, Jacques, Claudine et Pierre. Suzanne, qui était à peu près de l'âge de Claudine, avait des maîtres de toute espèce, et les leçons servaient à tout le monde, si bien que les fils du père Guillaume en surent bientôt plus long que la moitié des petits bourgeois de Saint-Omer.

Jacques profitait surtout de cet enseignement; comme il avait l'esprit juste et persévérant, il s'acharnait aux choses jusqu'à ce qu'il les eût comprises. On le rencontrait souvent par les champs, la tête nue, les pieds dans des sabots et un livre à la main, et il ne le lâchait pas qu'il ne se le fût bien mis dans la tête. Une seule chose pouvait le détourner de cette occupation, c'était le plaisir qu'il goûtait à voir son père manier les vieilles armes qu'on lui apportait des quatre coins de la ville et des châteaux du voisinage pour les remettre en état. Guillaume Grinedal était le meilleur arquebusier du canton; c'était un art qu'il avait appris au temps où il était maître de fauconnerie chez M. d'Assonville, et qui lui aurait rapporté beaucoup d'argent s'il avait voulu l'exercer dans l'espoir du gain. Mais, dans sa condition, il agissait en artiste, ne voulant pas autre chose que le juste salaire de son travail, qu'il estimait toujours moins qu'il ne valait. Jacques s'amusait souvent à l'aider, et lorsqu'il avait fourbi un haubert ou quelque épée, il s'estimait le plus heureux garçon du pays, pourvu toutefois que Mlle de Malzonvilliers lui donnât au point du jour son sourire quotidien. Lorsque Suzanne se promenait dans le jardin du fauconnier en compagnie des enfants et des animaux domestiques qui vivaient par là en bonne intelligence, elle offrait, avec Jacques, le plus étrange contraste qui se pût voir. Jacques était grand, fort, vigoureux. Ses yeux noirs, pleins de fermeté et d'éclat, brillaient sous un front bruni par le hâle et tout chargé d'épaisses boucles de cheveux blonds. Au moindre geste de ses bras, on comprenait qu'en un tour de main il aurait arraché un jeune arbre ou fait plier un boeuf sur ses jarrets; mais au moindre mot de Suzanne, il rougissait. Suzanne, au contraire, avait une exquise délicatesse de formes et de traits; à quinze ans elle paraissait en avoir douze ou treize à peine; son visage pâle, sa taille mince, ses membres frêles indiquaient une organisation nerveuse d'une finesse extrême. Ses pieds et ses mains appartenaient à l'enfance. Mais le regard calme et rayonnant de ses grands yeux bleus pleins de vie et d'intelligence, les contours nets et fermes de sa bouche annonçaient en même temps la résolution d'une âme honnête et courageuse. Elle avait le corps d'une enfant et le sourire d'une femme. Lorsqu'il lui arrivait de s'endormir à l'ombre d'un chêne, la tête appuyée sur l'épaule de Jacques, le pauvre garçon restait immobile tant que durait le sommeil de sa petite amie, et, dans une muette contemplation, il admirait le jeune et pur visage qui reposait sur son coeur avec un si naïf abandon. Quand la jeune fille entr'ouvrait ses lèvres roses et sérieuses, Jacques retenait son haleine pour mieux entendre. Son âme oscillait à la voix de Suzanne comme le rameau du saule au moindre souffle du vent, et parfois il sentait, en l'écoutant, monter à ses paupières des larmes dont la cause lui était inconnue, mais dont la source divine s'épanchait dans son coeur.

Un jour du mois de mai 1658, cinq ans avant l'époque où commence cette histoire, et peu de temps avant la glorieuse bataille des Dunes, Jacques, qui pouvait avoir alors treize ou quatorze ans, vit venir à lui, tandis qu'il se promenait dans une prairie, à une petite distance de Saint-Omer, un inconnu vêtu d'assez méchants habits. On aurait pu le prendre pour quelque déserteur, à son accoutrement qui tenait autant du civil que du militaire, si l'étranger n'avait été contrefait. On ne pouvait guère être soldat avec une bosse sur l'épaule, et Jacques pensa que ce devait être un colporteur. L'étranger suivait un sentier tracé par les maraîchers entre les plants de légumes, et se haussait parfois sur un tertre pour regarder par-dessus les haies, dans la campagne. Quand il fut proche de Jacques, il s'arrêta et se mit à le considérer un instant. Jacques était appuyé contre un gros pommier, les mains dans les poches d'une blouse en toile, sifflant entre ses dents. Après quelques minutes de réflexion, l'inconnu marcha vers lui.

—Es-tu de ce pays, mon garçon? lui dit-il.

—Oui, monsieur, répondit Jacques.

Si l'on avait demandé à Jacques pourquoi il avait salué celui qu'il prenait pour un colporteur du nom de monsieur, il aurait été fort en peine de l'expliquer. L'étranger avait un air qui imposait à Jacques, bien que le fils de Guillaume Grinedal ne se laissât point intimider facilement. Il parlait, regardait et agissait avec une extrême simplicité, mais dans cette simplicité, il y avait plus de noblesse et de fierté que dans toute l'importance de M. de Malzonvilliers.

—S'il en est ainsi, reprit l'inconnu, tu pourras sans doute m'indiquer quelqu'un en état de faire une longue course à cheval?

—Vous avez ce quelqu'un-là devant vous, monsieur.

—Toi?

—Moi-même.

—Mais, mon petit ami, tu me parais bien jeune! Sais-tu qu'il s'agit de faire au galop sept ou huit lieues sans débrider?

—Ne vous mettez pas en peine de l'âge; fournissez-moi seulement le cheval, et vous verrez.

L'étranger sourit, puis il ajouta:

—Il est rétif et plein de feu…

—J'ai bon bras et bon oeil, il peut courir…

—Viens donc; le cheval n'est pas loin.

L'inconnu et Jacques quittèrent la prairie et entrèrent dans un petit bois. Tout au milieu, derrière un fourré, Jacques aperçut un cheval qui piaffait en tournant autour d'un ormeau auquel il était attaché. Un frein lié sur ses naseaux l'empêchait de hennir. Jacques n'avait jamais vu un si bel animal, même dans les écuries de M. de Malzonvilliers. Il s'approcha du cheval, lui caressa la croupe, dénoua le frein qui l'irritait, et s'apprêtait à sauter en selle, quand l'étranger lui mit doucement la main sur l'épaule.

—Avant de partir, lui dit-il, au moins faut-il que tu saches où tu dois aller.

—C'est juste, répondit Jacques, qui avait déjà le pied à l'étrier.

L'impatience de galoper sur un si fier cheval lui avait fait oublier le but de la course.

—Tu sais sans doute où est le petit village de Witternesse?

—Très bien: à une lieue à peu près, sur la droite, du côté d'Aire.

—C'est là que tu vas te rendre; maintenant retiens bien ceci: avant d'entrer à Witternesse, tu verras sur la gauche une ferme au bout d'un champ de seigle. Il y a quatre fenêtres avec une girouette en queue d'aronde sur le toit. Tu frapperas trois coups à la porte; au troisième coup, tu prononceras à haute voix le nom de Bergame; un homme sortira et tu lui remettras ce papier…

En achevant ces mots, l'inconnu tira de sa poche un petit portefeuille, prit un crayon et se mit en devoir d'écrire.

—Sais-tu lire? demanda-t-il brusquement à Jacques.

—Oui, monsieur, très bien.

L'étranger fronça le sourcil; mais ce mouvement fut si rapide que Jacques n'eut pas le temps de s'en apercevoir. Un instant l'étranger tourna le crayon entre ses doigts; puis, prenant une résolution subite, il écrivit rapidement quelques mots, déchira le feuillet, et le présentant à Jacques, attacha sur l'enfant un regard profond. Jacques examina le papier.

—Je lis, mais je ne comprends pas, dit-il.

L'étranger sourit.

—Il n'est pas nécessaire que tu comprennes, reprit-il; mets le papier dans ta poche et saute à cheval… Bien!… Parbleu, mon garçon, tu te tiens gaillardement!… si tu t'y prends de cette façon, tu ne serviras pas de fascine à quelque fossé… Cependant, aie toujours les yeux sur les oreilles de l'animal… il est fantasque; mais quand il est en humeur de faire un écart, il a l'honnêteté d'en prévenir son cavalier par un certain mouvement d'oreille, dont les reins de beaucoup de gens ont gardé le souvenir… Ah! tu ris! tu verras, mon garçon!

Comme Jacques lâchait la bride au cheval, l'étranger le retint.

—Un mot encore. Connais-tu dans les environs une maison de braves gens où je puisse attendre ton retour sans craindre les indiscrets?

—J'en connais dix, mais il y en a une surtout qui fera votre affaire. Sortez du bois, suivez le sentier où je vous ai rencontré, prenez la grande route et arrêtez-vous devant la première maison que vous trouverez sur votre droite. Vous la reconnaîtrez facilement. Tout est ouvert, portes et fenêtres. Vous serez chez mon père, Guillaume Grinedal, comme chez vous.

—Diable! mais j'y serai très bien, dit l'étranger avec un sourire. Va maintenant.

Il retira sa main qui serrait la gourmette, et le cheval partit. Un quart d'heure après, l'étranger entrait dans le jardin de Guillaume Grinedal. A la vue d'un étranger, le fauconnier quitta un long pistolet d'arçon qu'il fourbissait et se leva.

—Que demandez-vous? lui dit-il.

—L'hospitalité.

—Entrez. Ce que j'ai est à vous. Si vous avez faim, vous mangerez; si vous avez soif, vous boirez; et pour si pauvre que je sois, j'ai toujours un lit pour le voyageur que Dieu conduit.

En parlant ainsi, le père Guillaume avait découvert son front; ses traits honnêtes, ridés par le travail, gardaient une expression de dignité qui le faisait paraître au-dessus de sa condition.

—Je vous remercie, dit l'étranger; ma visite sera courte. Quand votre fils sera revenu, je partirai.

Guillaume l'interrogea du regard.

—Oh! reprit son hôte, il ne court aucun danger. Avant que la lune se soit levée, il sera de retour. Je suis un marchand d'Arras qui vais, pour les affaires de mon commerce, à Lille; le pays est mauvais, et j'ai pensé que votre fils pourrait, plus sûrement que moi, se charger d'une valise laissée aux mains de mon valet à Witternesse. On ne saurait trop prendre de précautions dans les temps où nous vivons.

Tandis que l'étranger parlait, Pierre, Claudine et quelques enfants, d'abord épars dans le jardin, s'étaient doucement rangés autour de lui, avec cette avide et farouche curiosité qui cherche mille détours pour se satisfaire et s'étonne de tout ce qu'elle voit. Guillaume les écarta du geste et pria l'étranger de le suivre, à quoi celui-ci se soumit sans délibérer.

—Vous avez raison, reprit le fauconnier quand ils furent parvenus dans la salle basse de la maisonnette, nous vivons dans un temps où il faut s'entourer de précautions. Mais dans la maison d'un honnête homme il n'en est pas besoin; ainsi, mon gentilhomme, ne vous gênez point pour déguiser votre langage et vos manières.

A ces mots, l'étranger tressaillit.

—Je ne vous demande pas votre qualité et votre nom, reprit le fauconnier. L'hôte est sacré; son secret est comme sa personne; mais il ne faut point parler devant les enfants; les enfants ont le sens droit, ils comprennent et devinent; sitôt qu'on ouvre la bouche ils écoutent. Se taire est donc prudent. Moi, j'ai des cheveux gris, je n'ai rien vu, rien entendu, rien compris.

—Vous êtes un brave homme! s'écria impétueusement l'étranger. Mordieu! je n'ai que faire de dissimuler avec vous. Vous ne vous êtes pas trompé, maître Guillaume, je suis…

—Plus peut-être que je ne suppose, se hâta d'ajouter le fauconnier, et c'est pourquoi je prends la liberté de vous interrompre, afin de n'en pas savoir davantage. Que vous soyez Espagnol ou Français, vous n'en êtes pas moins un voyageur remis à ma garde. Ce toit vous protège. Si vous êtes de ceux qui ont tiré l'épée contre leur roi et leur pays, c'est à Dieu de vous juger. Je fais mon devoir; puissiez-vous dire: Je fais le mien.

Le faux marchand baissa les yeux sous le regard serein de l'artisan, et la rougeur passa sur son front comme un éclair. Mais reprenant aussitôt sa sérénité, il salua de la main le vieux fauconnier.

—Soit, mon brave, je ne chargerai pas votre mémoire d'un souvenir; mais, par le nom de mon père, je n'oublierai ni le vôtre, ni ce que vous faites.

Deux heures se passèrent, et l'étranger partagea le dîner du fauconnier, à l'aise, comme sous la tente d'un soldat, ou dans l'hôtel d'un grand seigneur. Puis, deux autres se passèrent encore; à la fin de la quatrième, l'inquiétude rapprocha la pointe de ses sourcils. Il marcha vers la fenêtre et l'ouvrit, prêtant l'oreille; la nuit était venue, et la route était sans bruit. Bientôt il sortit de la maisonnette et s'avança vers la porte du jardin. Le père Guillaume le suivit. Ainsi que l'obscurité, le silence était profond.

—Votre fils est brave? dit l'étranger brusquement au fauconnier.

—Honnête et brave comme l'acier.

—Il défendrait donc un dépôt confié à sa fidélité?

—Ce n'est qu'un enfant, mais il se ferait tuer comme un homme.

—Alors j'ai peur pour votre fils, maître Guillaume.

Le père ne répondit pas, mais, aux rayons de la lune, l'étranger vit s'étendre la pâleur sur son front. Tous deux gardèrent le silence, les yeux attachés sur la ligne blanche du chemin qui se noyait dans un horizon vague et sans bornes. Les mystères de la nuit emplissaient l'espace de bruits confus, rapides, incertains. Guillaume Grinedal s'appuyait sur les bâtons d'une haie à claire-voie; on entendait craquer le bois sous l'effort de ses mains. Le gentilhomme froissait les revers de son habit.

—Rien, rien encore! murmurait-il. Oh! je donnerais mille louis pour entendre le galop d'un cheval!

Comme il parlait, une détonation retentit dans l'éloignement, plus loin que le bois dont les ombres épaisses coupaient l'horizon. La haie se brisa sous la main du fauconnier, qui sauta sur la route.

—Un coup de fusil! L'avez-vous entendu? s'écria le gentilhomme.

—Je l'ai entendu, répondit Guillaume Grinedal, qui se jeta à plat ventre sur le chemin.

Deux autres détonations retentirent encore, mais le son venait de si loin, qu'il fallait l'oreille d'un père ou d'un proscrit pour les distinguer des mille bruits qui flottaient sous le ciel profond. Guillaume Grinedal écoutait l'oreille collée à la terre.

—Eh bien? dit le gentilhomme.

—Rien… rien encore! Le coeur me bat et les oreilles me tintent, dit le pauvre père. Ah! oui, maintenant, un bruit sourd, saccadé, continu! Il approche… c'est le galop d'un cheval!

—Oh! le brave enfant! s'écria l'étranger avec explosion.

Guillaume Grinedal ne dit rien, mais découvrant son front blanchi par les années, il leva les yeux vers le ciel et pria. Le gentilhomme regardait dans l'espace, la tête penchée en avant: on aurait dit que ses yeux étincelants voulaient percer la ténébreuse transparence de la nuit.

—Je le vois, mordieu! je le vois! Le cheval a des ailes et l'enfant est dessus.

Le gentilhomme saisit le bras du fauconnier.

—Ne le reconnaissez-vous pas? dit-il.

Mais le fauconnier remerciait Dieu; deux grosses larmes tremblaient au bord de ses paupières et ses lèvres agitées murmuraient une action de grâces. L'étranger retira sa main, et plein d'une religieuse émotion, souleva son chapeau. En quelques bonds le cheval arriva sur eux. L'enfant sauta sur la route, et tomba dans les bras du fauconnier.

—Mon père! s'écria-t-il.

Le père, silencieux, le pressait sur son coeur.

—Mais, dit Guillaume Grinedal tout à coup, il y a du sang sur tes habits. Es-tu blessé?

—Ce n'est rien, répondit Jacques, une balle a déchiré ma blouse, là, près de l'épaule, et m'a égratigné, je crois!

—Tu es un vaillant garçon, sur ma foi, dit le gentilhomme; si jamais tu t'enrôles sous les drapeaux de Sa Majesté le roi Louis, vrai Dieu! tu feras ton chemin. Çà, voyons, as-tu la valise?

—La voilà sur la croupe du cheval.

—Pauvre Phoebus! Tu l'as rudement mené, hein? dit gaiement l'étranger en passant la main sur le cou du cheval.

Phoebus frotta ses naseaux écumants sur l'habit du gentilhomme, dressa l'oreille à la voix du maître, hennit et frappa du pied le sol.

—Tu as donc été poursuivi? reprit l'étranger tout en débouclant la valise.

—A une petite lieue de Witternesse j'ai dû quitter le grand chemin pour éviter un parti de maraudeurs espagnols, répondit Jacques. Deux lieues plus loin, en avant de Roquetoire, près de Blendecques, je suis tombé au milieu d'une bande de hussards et d'impériaux qui battaient l'estrade. Ils m'ont poussé vivement durant un quart d'heure. Mais Phoebus a de bonnes jambes. A l'entrée du bois ils ont perdu mes traces. Ah! j'oubliais! Bergame m'a chargé d'une lettre pour vous. La voici.

Le gentilhomme brisa le cachet, et s'approchant de la fenêtre, il lut rapidement à la clarté d'une lampe.

—C'est bien, mon enfant. Si quelque jour nous nous rencontrons, moi vieillard, toi homme, dans quelque situation que nous nous trouvions l'un et l'autre, tu pourras en appeler à l'hôte de Guillaume Grinedal; il se souviendra.

Au point du jour, l'étranger sauta sur la selle de Phoebus, qui avait oublié, entre une litière fraîche et deux boisseaux d'avoine, les fatigues de la soirée. L'étranger portait un costume de paysan de l'Artois.

—Adieu, Guillaume, dit-il au fauconnier en lui tendant la main; je ne vous offre rien: votre hospitalité est de celles qui ne se payent pas, et je craindrais de vous offenser en vous donnant de l'or. Prenez ma main, et serrez-la sans crainte. Sous quelque habit que je me cache, c'est, je vous le jure, la main d'un loyal gentilhomme. Quant à toi, mon ami Jacques, conserve ce coeur honnête et ce courage déterminé, et la fortune te viendra en aide: si Dieu me prête vie, je le prierai pour qu'il me fournisse l'occasion de te secourir comme tu m'as secouru.

Les grands yeux noirs de Jacques regardaient l'étranger tout brillants d'une joie fière. Avec son épaule difforme et sa poitrine contrefaite, le faux marchand d'Arras lui semblait plus noble et plus imposant que tous les officiers du roi qu'il avait encore vus. Quand il lui prit la main, le coeur de Jacques battit à coups rapides, et lorsque, pressant les flancs de Phoebus, l'inconnu s'éloigna au galop, longtemps le père et le fils le suivirent du regard, émus et silencieux. Au moment où ils rentraient au jardin, le pied de Jacques fit rouler un objet brillant tombé sur le sable. C'était un médaillon en or guilloché.

—Voyez, mon père, dit l'enfant; l'étranger l'aura sans doute perdu.

—Garde-le, mon fils; c'est peut-être la Providence qui te l'envoie.

II

LES PREMIÈRES LARMES

Le souvenir de cette aventure resta dans la mémoire de Jacques. Le temps put en affaiblir les détails, mais l'ensemble demeura comme un point lumineux au fond de son coeur. Depuis le jour, de sa rencontre avec l'étranger, il prit un goût plus vif aux choses de la guerre. Lorsqu'un escadron passait sur la route, bannière au vent et trompette en tête, il courait à sa suite aussi loin que ses jambes le pouvaient porter et fredonnait les fanfares pendant toute une semaine. Parfois aussi il lui arrivait d'enrégimenter les enfants du faubourg et de se livrer avec eux à un grand simulacre de bataille ou à quelque imitation de siège, qui finissait toujours par de furieuses mêlées où ses bras faisaient merveille; tout enfant qu'il était, il se montrait déjà d'une adresse surprenante dans le maniement des armes, épée, sabre, hache, pique, dague, pistolet ou mousqueton. Les mots du marchand d'Arras: Si jamais tu t'enrôles, tu feras ton chemin, bourdonnaient toujours à ses oreilles; mais nous devons ajouter qu'il n'y avait pas d'exercice, de revue, de combat et d'assaut que Jacques n'abandonnât volontiers pour suivre Mlle de Malzonvilliers, quand elle allait avec Claudine chercher des fraises dans les bois. Dans ces occasions, qui se renouvelaient tous les jours, le petit général soupirait de tout son coeur et demeurait tout interdit lorsque la main de Suzanne rencontrait sa main. La petite fille le faisait aller et venir à son gré, mais avec tant de grâce naturelle et d'un air si charmant, que Jacques serait parti pour le bout du monde sans délibérer, sur un signe de ses yeux bleus.

Les années se passaient donc entre les études, les batailles et les promenades. On était en ce temps-là au milieu des troubles et des guerres, on n'entendait parler que de villes attaquées, de camps surpris, d'expéditions meurtrières. Le cardinal Mazarin et le parti du roi luttaient contre le parlement, les princes et l'Espagnol. M. de Condé tenait la campagne, tantôt vainqueur, tantôt vaincu; mais jusqu'alors la ville de Saint-Omer, protégée par une bonne garnison, n'avait pas eu à souffrir des déprédations de l'ennemi. Jacques serait parti depuis longtemps, s'il n'avait été retenu par le charme qu'il éprouvait à vivre auprès de Mlle de Malzonvilliers. Ce sentiment était d'autant plus impérieux, qu'il ne s'en rendait pas compte. Le hasard, ce grand architecte de l'avenir, lui fit lire dans son propre coeur. Un jour qu'il était assis dans un coin du jardin, la tête penchée, et roulant une dague entre ses doigts, sa soeur Claudine vint tout doucement lui frapper sur l'épaule. Jacques tressaillit.

—A quoi penses-tu? dit l'espiègle.

—Je n'en sais rien.

—Veux-tu que je te le dise, moi? Tu penses à mamzelle Suzanne.

—Pourquoi à elle plutôt qu'à une autre? s'écria Jacques un peu confus.

—Parce que Suzanne est Suzanne.

—Belle raison!

—Très bonne, reprit l'enfant dont un malin sourire entr'ouvrit les lèvres vermeilles. Oh! je me comprends!

—Alors, explique-toi.

—Tiens, Jacques, ajouta Claudine en prenant un grand air sérieux, tu penses à mamzelle Suzanne, parce que tu l'aimes.

Jacques rougit jusqu'à la racine des cheveux; il se dressa d'un bond; un trouble nouveau remplissait son âme, et mille sensations confuses l'animaient. L'éclair avait lui dans sa pensée, il saisit Claudine par le bras.

—Mon Dieu! qu'as-tu donc? s'écria Claudine, effrayée du brusque changement qui s'était opéré dans les traits de son frère.

—Écoute-moi, ma soeur; tu n'es qu'une petite fille…

—J'aurai quinze ans, viennent les abricots, dit l'enfant.

—Mais, continua Jacques, on dit que les petites filles s'entendent mieux à ces choses-là que les grands garçons. Pourquoi m'as-tu dit que j'aimais mamzelle Suzanne? Ça se peut, mais je n'en sais rien.

—Dame! on voit ça du premier coup d'oeil. Dire comment, je ne le pourrais guère; mais je l'ai compris à plusieurs choses que je ne puis pas t'expliquer, parce que je ne sais par quel bout les prendre. D'abord, tu ne lui parles pas comme aux autres filles que tu connais; et puis tu as les yeux doux comme du miel quand tu la regardes; tu fais de grands tours pour l'éviter, et cependant tu la rencontres toujours, ou bien tu la cherches partout, et quand tu la trouves, tu t'arrêtes tout court, et l'on dirait que tu as envie de te cacher. Enfin, je ne sais ni pourquoi ni comment, mais tu l'aimes.

—C'est vrai, murmura Jacques en lâchant le bras de sa soeur, c'est vrai, je l'aime.

Sa voix, en prononçant ces mots, si doux au coeur, avait quelque chose de grave et de triste qui émut Claudine.

—Eh bien, dit-elle en passant ses jolis bras autour du cou de son frère, ne vas-tu pas t'affliger maintenant? Est-ce donc une chose si pénible d'aimer les gens, qu'il faille prendre cet air malheureux? Voilà que tu me fais pleurer, à présent.

La pauvre Claudine essuya le coin de ses yeux avec son tablier, puis, souriant avec la mobilité de l'enfance, elle se haussa sur la pointe du pied, et, approchant sa bouche de l'oreille de Jacques, elle reprit:

—Bah! à ta place, moi je me réjouirais. Suzanne n'est pas ta soeur! je suis sûre qu'elle t'aime autant que tu l'aimes: tu l'épouseras.

Jacques embrassa Claudine sur les deux joues.

—Tu es une bonne soeur, lui dit-il; va, maintenant, je sais ce que l'honnêteté me commande.

Et Jacques, se dégageant de l'étreinte de sa soeur, sortit du jardin. Il se rendait tout droit au château, lorsqu'au détour d'une haie il rencontra M. de Malzonvilliers.

—Je vous cherchais, monsieur, lui dit-il en le saluant.

—Moi? Et qu'as-tu à me dire, mon garçon?

—J'ai à vous parler d'une affaire très importante.

—En vérité? Eh bien, parle, je t'écoute.

—Monsieur, j'ai aujourd'hui dix-huit ans et quelques mois, reprit Jacques de l'air grave d'un ambassadeur; je suis un honnête garçon qui ai de bons bras et un peu d'instruction; j'aurai un jour deux ou trois mille livres d'un oncle qui est curé en Picardie; car pour le bien qui peut me revenir du côté de mon père, je suis décidé à le laisser à ma soeur Claudine. En cet état, je viens vous demander si vous voulez bien me donner votre fille en mariage.

—En mariage, à toi! Qu'est-ce que tu me dis donc? s'écria M. de
Malzonvilliers tout étourdi.

—Je dis, monsieur, que j'aime Mlle Suzanne; le respect que je vous dois et mon devoir ne me permettent pas de l'en informer avant de vous avoir parlé de mes sentiments. C'est pourquoi je viens vous prier de m'agréer pour votre gendre.

Pendant ce discours, Jacques, le chapeau à la main, un mouchoir roulé autour du cou et en sarrau de toile grise, était debout au beau milieu du sentier.

—Je n'ai pas besoin de vous dire, ajouta-t-il, que votre consentement me rendra parfaitement heureux, et que je n'aurai plus d'autre désir que de reconnaître toutes vos bontés par ma conduite et mon dévouement.

Tout à coup M. de Malzonvilliers partit d'un grand éclat de rire. L'étrangeté de la proposition et le sang-froid avec lequel elle était faite l'avaient d'abord étourdi; mais au nouveau discours de Jacques, il ne put s'empêcher de rire au nez du pauvre garçon. Tout le sang de Jacques lui monta au visage. Malgré les illusions dont se berce la jeunesse, son bon sens natif lui disait tout bas que sa demande ne serait point accueillie, mais sa candide honnêteté ne lui permettait pas de croire qu'elle pût donner matière à plaisanter.

—Ma proposition vous a mis en gaieté, monsieur, reprit-il avec une émotion mal contenue. Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à l'honneur de vous causer tant de joie.

—Eh! mon ami, je ne m'attendais pas non plus à une telle aventure!
Vit-on jamais chose pareille? C'est plus amusant qu'une comédie de M.
Corneille, parole d'honneur!

Jacques déchira les bords de son chapeau avec ses doigts, mais il se tut. M. de Malzonvilliers riait toujours. Enfin, n'y tenant plus, il s'assit sur un quartier de pierre au revers du sentier.

—Vous aurez tout le loisir de rire après, reprit Jacques, mais c'est à présent le moment de me répondre; vous ne sauriez deviner, monsieur, ce qui se passe dans mon coeur depuis que je sais que j'aime Mlle Suzanne. J'attends.

—Ah çà! mon garçon, es-tu fou? répondit le traitant en s'essuyant les yeux.

—Un fou ne vient pas honnêtement demander la main d'une jeune personne à son père.

—C'est donc sérieusement que tu parles?

—Très sérieusement.

—Tais-toi, et surtout ne me regarde pas avec cet air de berger malheureux, ou tu vas me faire rire à m'étouffer, et je te préviens que ce serait abuser de ma position; je suis très fatigué, mon ami.

—Aussi n'est-ce point mon intention; je désire seulement savoir quels sont vos sentiments.

—Va-t'en au diable avec mes sentiments! Ai-je donc le temps de m'amuser aux sornettes qui trottent par la tête d'un maître fou! Voyez donc la belle alliance! la fille de M. Malzonvilliers avec le fils de Guillaume Grinedal le fauconnier!

—Raillez-vous de moi tant qu'il vous plaira, monsieur, je ne m'en offenserai pas, s'écria Jacques vivement; mais gardez-vous de toucher au nom de mon père, car aussi bien qu'il y a un Dieu au ciel, si quelqu'un l'insultait, fût-ce le père de Suzanne, je me vengerais.

—Et que ferais-tu, drôle?

—Je l'étranglerais!

Et Jacques leva au-dessus de sa tête deux mains de force à joindre lestement l'effet à la menace. M. de Malzonvilliers se dressa brusquement et porta la main à son cou; il lui semblait sentir déjà les doigts de Jacques se nouer derrière sa nuque. Mais Jacques abaissa subitement ses bras, et de sa violente émotion il ne lui resta qu'une grande pâleur sur le visage.

—Je vous demande pardon de mon emportement, reprit-il; jamais je n'aurais dû oublier les bienfaits dont vous avez comblé ma famille; cette colère est la faute de ma jeunesse et non de mon coeur; oubliez-la, monsieur. Vous ne m'en voudriez peut-être pas, si vous saviez combien je souffre depuis que j'aime. Je ne vis que pour Mlle Suzanne, et je sens bien que je ne puis pas l'obtenir. Mais si pour la mériter il me fallait entreprendre quelque chose d'impossible, dites-le-moi, et, avec l'aide de Dieu, il me semble que j'y parviendrais. Parlez, monsieur, que faut-il que je tente? Quoi que ce soit, je suis prêt à obéir, et si je ne réussis pas, j'y laisserai mon corps.

Il y a toujours dans l'expression d'un sentiment vrai un accent qui émeut; les larmes étaient venues aux yeux de Jacques, et son attitude exprimait à la fois l'angoisse et la résignation; M. de Malzonvilliers était au fond un bon homme; la vanité avait obscurci son jugement sans gâter son coeur; il se sentit touché et tendit la main à Jacques.

—Il ne faut point te désoler, mon ami, lui dit-il, ni prendre les choses avec cette vivacité. Tu aimes, dis-tu! Il n'y a pas si longtemps que j'aimais encore; mais je ne me souviens guère de ce que j'aimais à dix-huit ans. Tu oublieras comme j'ai oublié, et tu ne t'en porteras pas plus mal.

Jacques secoua la tête tristement.

—Oui! oui! on dit toujours comme ça, continua le traitant. Eh! mon Dieu, à ton âge, je me croyais déjà dans la rivière parce que j'avais perdu l'objet de ma première flamme! Mais, bah! j'en ai perdu bien d'autres depuis! Parlons raison, mon garçon; tu m'entendras, car tu as du bon sens. Plusieurs gentilshommes du pays me demandent la main de Suzanne. Puis-je, en conscience, te préférer, toi qui n'as rien, ni état, ni fortune, et les repousser, eux qui ont tout cela?

Jacques baissa la tête, et une larme tomba sur la poussière du sentier.

—Parbleu! si tu étais riche et noble, reprit M. de Malzonvilliers, je ne voudrais pas d'autre gendre que toi!

—Si j'étais riche et noble? s'écria Jacques.

—Oui, vraiment.

—Eh bien, monsieur, je m'efforcerai de gagner fortune et noblesse.

—Écoute donc, mon ami, ces choses-là ne viennent pas très vite. Je ne te promets pas d'attendre.

Jacques hésita un instant; puis, levant les yeux au ciel, il reprit:

—A la garde de Dieu, monsieur, je me presserai le plus que je pourrai.

—Pauvre garçon! murmura M. de Malzonvilliers tandis que Jacques s'éloignait, c'est vraiment dommage qu'il ne soit pas marquis ou tout au moins millionnaire.

Jacques se dirigea d'un pas lent, mais ferme, vers un côté du parc de Malzonvilliers, où Suzanne avait coutume de se promener à cette heure-là, un livre ou quelque ouvrage d'aiguille à la main. Il l'aborda résolument et lui raconta l'entretien qu'il venait d'avoir avec son père; sa voix était tremblante, mais son regard assuré. Suzanne s'était sentie rougir au premier mot de Jacques; mais, bientôt remise de son trouble, elle avait attaché sur son jeune amant ce regard clair et serein qui rayonnait comme une étoile au fond de ses yeux bleus.

—Votre père ne m'a point laissé d'espérance, mademoiselle, dit Jacques après qu'il eut terminé son récit; cependant je suis déterminé à tout entreprendre pour vous mériter. Me le permettez-vous?

—M'aimez-vous, Jacques? reprit la jeune fille de cette voix vibrante et douce qui sonnait comme le cristal.

—Si je vous aime! Je donnerais ma vie pour ma soeur Claudine; mais, mademoiselle, il me semble, et que Dieu me pardonne ce blasphème, que je donnerais le salut de mon âme pour vous!

—Je serai donc votre femme un jour, mon ami, reprit Suzanne en tendant sa main à Jacques, qui sentit son coeur se fondre à ces mots. Nous sommes bien jeunes tous deux, presque deux enfants, ajouta-t-elle avec un sourire, mais Dieu nous viendra en aide.

—J'ai le coeur fort! s'écria Jacques; ô mademoiselle, je vous gagnerai!

—J'y compte, et moi je vous promets de n'être jamais qu'à vous!

Jacques voulut baiser la main de Suzanne; mais Suzanne lui ouvrit ses bras, et les deux enfants s'embrassèrent. Tous deux étaient à la fois graves et ingénus. Ils croyaient à leur coeur.

—Allez et méritez-moi, reprit Suzanne, les joues humides et rougissantes; moi, je vous attendrai en priant Dieu.

Ils échangèrent un dernier serment et se séparèrent.

Jacques reprit le chemin de la maisonnette, sérieux, mais non plus triste. Il fit tout de suite part à Guillaume Grinedal de ce qui s'était passé dans la journée.

—Nous nous aimons, ajouta-t-il, et nous nous marierons.

Le père regarda les hirondelles qui fuyaient au loin dans le ciel bleu.

—Serments d'amoureux! dit-il en hochant sa tête chauve. Mais qu'ils durent ou qu'ils passent, il n'importe, mon fils, il faut partir.

—C'était mon intention, répondit Jacques.

Le père et le fils se serrèrent la main.

—La fille appartient au père, reprit Guillaume Grinedal; M. de Malzonvilliers a été bon pour nous, il ne faut pas qu'il t'accuse d'avoir voulu semer le désordre dans sa maison. Tu partiras demain sans chercher à revoir Suzanne.

Jacques hésita.

—Il le faut, répéta le vieillard.

—Je partirai, dit le fils; je partirai sans la revoir.

Vers le soir, à l'heure accoutumée, on s'assit autour de la table. Le dîner fut silencieux. Jacques ne mangeait pas, et le refrain des chansons qu'il avait l'habitude de fredonner mourait sur ses lèvres. Claudine ne voulait pas parler, de peur d'éclater en sanglots; elle se détournait parfois pour s'essuyer les yeux. Jacques et Guillaume s'efforçaient de paraître calmes, mais les morceaux qu'ils portaient à la bouche, ils les reposaient intacts sur leur assiette. Après la veillée, le père embrassa ses trois enfants; il retint Jacques plus longtemps sur son coeur.

—Va dormir, lui dit-il; mais auparavant, demande à Dieu du courage pour la vie qui, demain, commence pour toi.

Le père se retira, et les trois enfants se prirent à pleurer; ni l'un ni l'autre n'avait la force d'exprimer son chagrin, et chacun d'eux trouvait moins de paroles à dire que de baisers à donner. Vers la pointe du jour, la famille se réunit au seuil de la porte. Jacques avait chaussé de gros souliers et des guêtres; une ceinture de cuir serrait sa blouse de toile autour de sa taille; un petit havresac pendait sur ses épaules et sa main était armée d'un fort bâton de houx. Pierre et Claudine sanglotaient. Jacques était un peu pâle, mais son regard avait repris toute son assurance et sa fermeté.

—Où vas-tu, mon fils? dit le père.

Déjà, à cette époque, Paris était la ville magique, le centre radieux qui sollicitait toutes les intelligences actives, les esprits audacieux, les imaginations inquiètes. Jacques n'avait pas un instant songé aux détails du parti extrême qu'il avait choisi, cependant, à la question de son père, il répondit sans hésiter:

—A Paris.

—C'est une grande ville, pleine de périls et de surprises. Beaucoup y sont arrivés pauvres comme toi, qui en sont partis riches; mais mieux vaut en sortir misérable que d'y laisser l'honnêteté. Que Dieu te bénisse, mon fils.

Jacques s'agenouilla entre son frère et sa soeur, et Guillaume posa ses mains tremblantes sur le jeune front de son premier-né. Après qu'il se fut relevé, le père voulut glisser dans la main de Jacques une bourse où brillait de l'or, mais Jacques la lui rendit:

—Gardez cet or, lui dit-il; c'est la dot de Claudine; j'ai des bras, et dans mon havresac cinquante livres que j'ai gagnées.

Le père n'insista pas; mais, tirant de son sein un bijou attaché à un ruban, il le passa au cou de Jacques.

—Le reconnais-tu, Jacques? lui dit-il; c'est le médaillon perdu par l'étranger, il y a cinq ans. Tu l'as bien gagné, garde-le donc; si tu retrouves le gentilhomme auquel il appartient, tu le lui rendras, et peut-être se rappellera-t-il l'hospitalité de notre toit. Embrassons-nous maintenant, et que Dieu te conduise.

Jacques embrassa d'abord Guillaume et Pierre; Claudine était restée un peu en arrière; quand ce fut à son tour, elle sauta au cou de Jacques.

—Je t'embrasse pour moi, d'abord, lui dit-elle tout bas, si bas, que sa voix glissait comme un souffle à l'oreille du voyageur; à présent, c'est pour elle.

Jacques tressaillit.

—Oui, pour elle, reprit sa soeur; elle-même me l'a bien recommandé.

Jacques serra Claudine sur son coeur avec passion au souvenir de Suzanne. Il regarda le ciel, plein d'un courage nouveau, l'oeil brillant d'espoir. Les premières clartés du jour s'épanchaient sur les campagnes humides; à l'horizon flottaient mille vapeurs dorées, et la route se perdait au milieu des solitudes baignées de lumière. Paris était là-bas, derrière cet horizon flamboyant; Suzanne était le prix du triomphe. Jacques s'arracha des bras de Claudine et partit.

III

UN PAS DANS LA VIE

A quelques centaines de pas de la maisonnette, la route faisait un coude et gravissait un monticule. Arrivé au sommet, Jacques se retourna. Sur le seuil de la porte, Guillaume Grinedal était debout, et près de lui, agenouillés sur la terre, Pierre et Claudine tenant ses mains entre les leurs. Derrière lui, Jacques laissait tout son bonheur, tout ce qu'il avait aimé: le jardin plein d'ombre et de fraîcheur, la tranquille retraite où il avait bégayé sa première prière et rêvé ses premiers rêves d'amour; les grandes campagnes qui avaient protégé son âme de leur solitude et de leur sérénité; le vaste château, voilé de vieux ormeaux, où si souvent il avait soupiré, sans savoir la cause de ses soupirs, aux bruits innocents de deux lèvres enfantines chantant une chanson du pays. Les boeufs fauves égarés dans les grasses prairies, les taureaux ruminant à l'ombre des hêtres, le troupeau filant le long du sentier, les noirs essaims des corneilles dispersés autour des chênes, la jeune fille passant pieds nus le ruisseau babillard, le lourd fermier pressant l'attelage paresseux, et jusqu'aux alouettes blotties aux creux des sillons ou perdues dans l'azur immense, tous les êtres et toutes les choses de la création avaient une part dans cette vie qui s'était épanchée comme une onde limpide et fraîche entre deux rives d'herbes molles. Derrière lui, c'était le repos et la paix; c'était l'inconnu et ses hasards sans nombre devant lui.

Jacques s'appuya sur le bâton de houx, et promena ses regards au loin; mille souvenirs oubliés s'éveillèrent en foule dans son coeur; longtemps il écouta leurs voix confuses qui se redisaient le passé tout plein de douces joies et d'honnêtes labeurs, et se plut à leurs récits mystérieux, les yeux tournés vers les beaux ombrages qui faisaient à Malzonvilliers une verte ceinture. Deux larmes qui vinrent mouiller ses mains, sans qu'il les eût senties couler sur ses joues, le tirèrent de son rêve. Combien d'autres n'étaient pas déjà tombées sur la poussière! Jacques secoua la tête et s'élança sur le revers du monticule. Après avoir passé la nuit à Fauquembergues, il arriva le lendemain à Fruges. Dans l'auberge où il s'arrêta, quelques rouliers, assis autour d'une table, dépeçaient un quartier de mouton; ils causaient vivement entre eux, et Jacques remarqua avec surprise que leurs chariots étaient encore tout attelés sur la route; les animaux, débridés seulement, mangeaient à même leur provende étalée par terre. Aux premiers mots qu'il entendit, Jacques comprit qu'une troupe de batteurs d'estrade avait pénétré dans le pays, entre Aire et Saint-Omer. Ils appartenaient, disait-on, à un corps de soldats hongrois et croates que le gouvernement espagnol avait licenciés, et qui cherchaient à ramasser un gros butin avant de quitter la Flandre.

Les habitants aisés se retiraient en toute hâte du côté de Saint-Pol ou de Montreuil; les autres cachaient leurs objets les plus précieux. On voyait des femmes et des enfants sur les voitures des rouliers, et de temps en temps passaient sur la route des familles de gentilshommes, accompagnées de leurs serviteurs armés jusqu'aux dents. Jacques était habitué à ces scènes de tumulte et de terreur. Il s'avança vers l'un des rouliers, et lui demanda si les ennemis étaient encore bien loin.

—Qui le sait? répondit l'homme. Peut-être à dix lieues, peut-être à cent pas. Les hussards vont vite, et mieux vaut être entre de bonnes murailles que par chemins.

Parmi ceux qui décampaient en toute hâte, personne n'avait encore rien vu, cependant nul ne s'arrêtait et n'osait même retourner la tête. Jacques pensa que chacun fuyait parce qu'il voyait fuir les autres, et en garçon résolu qu'il était, il prit le parti de continuer son chemin, voulant arriver à Hesdin avant la nuit. La journée était brûlante, et Jacques marchait depuis le matin; l'appétit commença de se faire sentir avec la fatigue. N'apercevant ni Hongrois ni Croates, Jacques se jeta sur le côté de la route, près d'une fontaine qui coulait à l'ombre d'un bouquet d'arbres, et tirant de sa valise quelques provisions dont il s'était muni à Fruges, il se mit à déjeuner gaillardement. En ce lieu, l'herbe était épaisse et l'ombre fraîche; Jacques regarda sur la route, et ne voyant rien, ni fantassin, ni cavalier, il s'étendit comme un berger de Virgile au pied d'un hêtre. Il pensa d'abord et beaucoup à Mlle de Malzonvilliers et soupira; puis, au souvenir des bonnes gens qu'il avait rencontrés fuyant comme des lièvres, il sourit; il allait sans doute penser à bien d'autres choses encore, quand il s'endormit.

Jacques ne voulait que se reposer; mais la jeunesse propose et l'herbe fraîche dispose. Il dormait donc comme on dort à dix-huit ans, lorsqu'un grand bruit de chevaux hennissant et piaffant le réveilla en sursaut. Sept ou huit cavaliers tournaient autour de lui, tandis que deux autres débouclaient son havresac après être sautés de selle. Jacques se dressa d'un bond, et du premier coup de poing fit rouler à terre l'un des pillards; il allait prendre l'autre à la gorge, lorsque trois ou quatre cavaliers fondirent sur lui et le renversèrent: avant qu'il pût se relever, un coup violent l'étourdit, et il resta couché aux pieds des chevaux.

Il n'avait fallu que trois minutes aux cavaliers pour déboucler sa valise, il ne leur en fallut pas deux pour piller l'argent et les effets, dépouiller Jacques de son habit et disparaître au galop. Jacques resta quelques instants immobile, étendu sur le dos. Les larges bords de son chapeau de feutre ayant amorti la force du coup qui lui était destiné, Jacques n'était qu'étourdi. Quand il se releva, à moitié nu et sans argent, il courut sur un tertre pour reconnaître le chemin qu'avaient pris les pillards. Un tourbillon de fumée fouettée par le vent ondulait dans la plaine; deux villages brûlaient; entre les toits de chaume tout pétillants, passaient les bestiaux épouvantés. Un nuage lourd et criblé d'étincelles s'épandait au loin; quand l'incendie gagnait une meule de paille ou quelque grange emplie de foin, un jet de flamme coupait le sombre rideau de ses éclairs rouges et tordus. Un gros de cavalerie se tenait en bataille sur le bord d'un ruisseau. Jacques n'en avait jamais vu l'uniforme, qui se composait d'un habit blanc à retroussis jaunes et d'une culotte noire. A sa tête, allant et venant d'un bout de l'escadron à l'autre, marchait un cavalier qu'à sa mine on reconnaissait pour le chef. Jacques courut droit à lui. Il ne doutait pas qu'il n'eût eu affaire à des maraudeurs du parti ennemi, mais dans son naïf sentiment d'équité, il ne doutait pas non plus que le chef ne lui fît rendre ce qu'on lui avait volé. Si le roi d'Espagne et l'empereur d'Allemagne faisaient la guerre au roi de France, ils ne la devaient pas faire aux voyageurs. A la vue d'un jeune homme qui s'avançait vers eux au pas de course, nu-tête et sans habit, le capitaine s'arrêta.

—Que veux-tu? lui dit-il brusquement quand Jacques fut à deux pas de son cheval.

—Justice, répondit Jacques tranquillement.

Le chef sourit et passa ses longs doigts nerveux dans sa moustache.

Deux cavaliers qui le suivaient échangèrent quelques paroles rapides; ils parlaient plutôt du gosier que des lèvres, et leur idiome frappait les oreilles de Jacques comme le croassement des corbeaux.

—De quoi te plains-tu? reprit le chef.

—On m'a pris ma valise, l'argent, les effets qu'elle contenait, jusqu'à mes habits, tout.

—On t'a laissé ta peau, et tu te plains! Mon drôle, tu es exigeant.

Jacques crut n'avoir pas bien entendu.

—Mais je vous dis…

—Et moi je te dis de te taire! s'écria le chef; tu répondras quand on t'interrogera.

Le chef se tourna vers ses officiers; pendant leur courte conférence, Jacques se croisa les bras. L'idée de fuir ne lui vint même pas; il lui semblait impossible qu'on lui fît plus qu'il n'avait souffert.

—- Tu es Français, sans doute? reprit le chef en revenant vers lui.

—Oui.

—De ce pays, peut-être?

—De Saint-Omer.

—Tu dois connaître alors les chemins de traverse pour regagner les frontières de la Flandre?

—Très bien.

—Tu vas donc nous servir de guide jusque-là. Bien que tes compatriotes décampent comme des volées de canards à notre approche, je crois que nous nous sommes avancés trop loin. J'ai assez de butin comme ça… Cependant, s'il y a quelques bons châteaux aux environs, tu nous y conduiras. En route!

Jacques ne bougea pas.

—M'as-tu entendu? reprit le chef en le touchant du bout de sa houssine.

—Parfaitement.

—Alors, marche.

—Non pas, je reste.

—Tu restes! s'écria le chef; et poussant son cheval, il vint heurter
Jacques immobile.

Le tube glacé d'un pistolet s'appuya sur le front de Jacques.

—Ah çà! sais-tu bien que je n'aurais qu'à remuer le doigt pour te faire sauter la cervelle, manant! reprit le Chef.

—Remuez-le donc, car, pour Dieu, je ne vous servirai pas de guide dans mon pays et contre les miens.

Le pistolet se balança un instant à la hauteur du visage de Jacques, puis s'abaissa lentement.

—Ainsi, tu ne veux pas nous conduire aux frontières, ajouta le chef en glissant le pistolet sous l'arçon.

—Je ne le peux pas.

—C'est donc moi qui t'y conduirai.

Le chef dit quelques mots dans une langue étrangère, et avant que Jacques pût se douter du danger qui le menaçait, trois ou quatre soldats l'avaient saisi et garrotté.

—Il y a bien dans la compagnie quelque vieux licol propre à te servir de cravate, continua le chef en s'adressant à Jacques. Quand nous toucherons aux limites de l'Artois, je prétends t'y laisser pendu à la plus belle branche du plus beau chêne, afin que tu serves d'exemple aux habitants de l'endroit. Si les corbeaux te le permettent, mon drôle, tu auras le loisir d'y méditer sur les profits de l'honnêteté.

Sur un signe du chef, deux soldats jetèrent Jacques en croupe d'un cavalier; on le lia à la selle comme un sac, et toute la troupe partit au trot du côté de Hesdin. Jacques, courbé en deux, battait de sa tête et de ses pieds les flancs du cheval; le sang se porta bientôt aux extrémités, sa face devint pourpre, ses yeux s'injectèrent, un bourdonnement douloureux et confus emplit ses oreilles, le nom de Suzanne expira sur ses lèvres, et il ferma ses paupières. Mais, au moment où le voile rouge qui flottait devant ses yeux à demi clos obscurcissait le plus son esprit, il ramena, par un effort violent, ses mains à la hauteur de sa tête, un instant soulevée. Les courroies qui les enchaînaient touchaient à ses lèvres; il les mordit, et, l'instinct de la conservation revenant avec l'espoir de la délivrance, il en eut bien vite, à coups de dents, déchiré le noeud. Le cavalier chantait tout en fourbissant la garde de son sabre. Jacques se suspendit d'une main à la croupière du cheval, et de l'autre défit le lien qui l'attachait à la selle. Quand il sentit ses membres libres, il regarda autour de lui pour voir si nul soldat ne l'observait; le chef et les officiers chevauchaient en tête, et l'escadron les suivait sans penser au captif. Le cavalier, tout occupé de son arme, ne pressait pas son cheval qui, plus lourdement chargé que les autres, avait perdu du terrain et se trouvait alors à la queue de la colonne. Jacques se laissa donc glisser doucement sur le chemin. A peine eut-il senti la terre sous ses pieds, que toute sa vigueur lui revint, et se jetant sur le côté de la route, il prit à travers champs. Mais il avait à peine fait deux cents pas qu'il entendit une détonation, et, au même instant, une balle fit jaillir la poussière à ses côtés. Il tourna la tête et vit trois ou quatre cavaliers lancés à ses trousses, le mousqueton au poing.

Jacques était leste et vigoureux, il franchissait les haies et les fossés comme un chevreuil; mais il ne pouvait longtemps lutter contre des chevaux. Le cavalier à qui sa garde avait été confiée se montrait le plus ardent à sa poursuite; déjà il était en avance de quelques centaines de pas sur ses camarades, lorsque Jacques, comprenant l'inutilité de sa fuite, s'arrêta. Le cavalier arriva sur lui au galop, le sabre levé; mais Jacques évita le coup en se jetant de côté, et saisissant le soldat par la jambe gauche, il le précipita à bas du cheval. Tandis que le soldat, meurtri de sa chute, se débattait à terre, Jacques sauta sur la selle et partit. Pendant quelques minutes, les camarades du vaincu bondirent sur ses traces; deux ou trois balles égratignèrent le sol à ses côtés, mais bientôt la course des maraudeurs se ralentit; l'escadron était loin derrière eux, et en avant s'étendait un pays inconnu où l'ennemi pouvait surgir à tout instant; l'un d'eux retint son cheval et tourna bride; le second l'imita, puis le troisième aussi, et Jacques n'entendit plus retentir à son oreille leur galop furieux. A son tour, il ramassa les rênes et mit sa monture au petit trot. Jacques n'avait pas marché un quart d'heure dans la direction de Saint-Pol, qu'il découvrit, en avant de Fleury, une troupe de cavaliers portant de l'infanterie en croupe. La première rencontre avait appris au fils du fauconnier assez des usages de la guerre pour le rendre circonspect. Un moment il eut la pensée de se jeter dans un petit bois, lorsqu'une nouvelle réflexion le décida à pousser droit en avant. Il était trop près de Saint-Pol, ville forte occupée par une grosse garnison, pour que l'ennemi eût osé s'aventurer jusque-là. Une vedette qui trottait à deux ou trois cents pas de la troupe, étonnée de voir un grand garçon n'ayant qu'un pantalon et la chemise courant sur un cheval tout équipé, arrêta Jacques.

—Conduisez-moi à votre capitaine, dit Jacques au plus apparent de la bande.

—C'est ce que j'allais justement vous proposer, mon camarade, répondit le brigadier.

Le capitaine était un beau jeune homme dont la bonne mine était rehaussée par le costume militaire; une fine moustache noire faisait ressortir l'éclat de ses lèvres du galbe le plus pur. Une grande pâleur répandue sur ses traits délicats donnait à sa physionomie un charme et une distinction inexprimables. Jacques se sentit rassuré du premier regard. Ami ou ennemi, il avait affaire à un brave gentilhomme. L'officier considéra Jacques un instant en silence, et un rapide sourire éclaira son visage, où la mélancolie avait jeté son voile mystérieux.

—Si tu es Français, dit-il enfin d'une voix claire et douce, ne crains rien, tu es parmi des Français.

Jacques lui raconta ce qui lui était arrivé; son sommeil, sa capture, sa délivrance, le péril auquel il avait échappé. L'officier l'écoutait, frisant le bout de sa moustache, les yeux attachés sur les yeux du jeune homme. Jacques comprit la signification de ce regard. Il rougit.

—Vous me prenez pour un espion? dit-il d'une voix brève.

—Plus maintenant; la lâcheté n'a pas ces traits honnêtes et ce regard fier. Elle tremble, mais ne rougit pas. Tu es un brave garçon, et tu vas nous conduire au lieu où tu as laissé les batteurs d'estrade.

—Volontiers; quand je les perdis de vue, ils prenaient le chemin de l'abbaye de Saint-Georges, près de Bergueneuse, et ne peuvent pas être à plus d'une lieue d'ici.

Sur l'ordre du capitaine, on fournit à Jacques un habit, un chapeau, un sabre et des pistolets.

—As-tu jamais manié ces joujoux-là? reprit l'officier.

—Vous en jugerez, mon capitaine, si nous rencontrons les bandits qui m'ont pillé.

—Va donc!

Jacques se plaça à la tête de la troupe, qui se composait de deux cents cavaliers à peu près portant en croupe autant de grenadiers. Elle venait d'être détachée de la garnison de Saint-Pol, pour repousser les maraudeurs de l'armée espagnole signalés par les éclaireurs.

L'officier trottait à côté de Jacques.

—Tu manies ton cheval comme un vieux soldat, lui dit-il au bout de cinq minutes. Où donc as-tu appris l'équitation?

—Chez mon père, à Saint-Omer.

—Ah! tu es de Saint-Omer? alors tu as peut-être connu un brave fauconnier nommé Guillaume Grinedal?

—Comment ne l'aurais-je pas connu, puisque c'est mon père.

L'officier tressaillit. Il se tourna vers Jacques et se prit à le considérer attentivement.

—Ton père! Ce vieux Guillaume qui m'a si souvent porté sur ses genoux est ton père? Tu t'appelles donc Jacques?

Ce fut au tour de Jacques de tressaillir. Il regarda l'officier, tout ému, cherchant à lire sur son visage un nom que son coeur épelait tout bas.

—Mon nom? vous savez mon nom? dit-il.

L'officier lui tendit la main.

—As-tu donc oublié M. d'Assonville? reprit-il.

—Notre bienfaiteur à tous! s'écria Jacques.

Et il attacha ses lèvres sur la main du capitaine.

—Non pas celui-là, Jacques, mais son fils, Gaston d'Assonville. Le père est là-haut; il a été l'ami de Guillaume: le fils sera l'ami de Jacques.

IV

L'ESCARMOUCHE

La troupe commandée par M. d'Assonville, capitaine aux chevau-légers, était encore à dix minutes de l'abbaye de Saint-Georges, dont les murailles blanches se dessinaient entre des massifs d'arbres sur la droite du chemin, lorsqu'on entendit des coups de fusil pétiller à une petite distance.

Un paysan qui fuyait sur un méchant bidet apprit à M. d'Assonville qu'une vingtaine de maraudeurs s'étaient présentés à l'abbaye, avaient forcé les portes et ordonné aux religieux de préparer des vivres pour toute la troupe, s'ils ne voulaient pas voir leur maison mise à feu et à sang.

—Qu'a fait l'abbé? demanda le capitaine, dont les yeux s'enflammèrent.

—Dame! reprit le paysan, il a vidé la cave et fait dresser les tables.

—Bien, nous mangerons le dîner après le bal.

—Hum! fit l'autre, m'est avis, mon officier, que bien des danseurs manqueront au festin. Les Hongrois sont nombreux.

—Combien?

—Mais six ou sept cents, tous à cheval et bien armés. Leur chef a fait sonner de la trompette; les bandes dispersées de toutes parts se sont réunies, et, en attendant que le souper soit prêt, elles pilent Anvin.

Le village était en feu et la fusillade éclatait dans la plaine.

M. d'Assonville se dressa sur ses étriers, l'épée à la main. Ce n'était plus le pâle jeune homme au front décoloré. L'éclair brillait dans ses yeux, le sang brûlait sa joue.

—En avant! cria-t-il d'une voix tonnante, et du bout de son épée il montra à ses soldats le village flamboyant. Toute la troupe s'ébranla.

A la vue des Français, les clairons sonnèrent et les ennemis se rangèrent en bataille à quelque distance d'Anvin, aux bords de la Ternoise. Leur troupe était nombreuse et bien montée; mais M. d'Assonville était de ceux qui ne savent pas reculer; il fit mettre pied à terre aux grenadiers et les divisa par pelotons de vingt à vingt-cinq hommes entre ses cavaliers.

—Jouez du fusil comme nous jouerons du sabre, leur dit-il, et nous ferons passer la rivière sans bateau à ces méchants drôles.

Les grenadiers crièrent: Vive le roi! et apprêtèrent leurs armes. Au moment où M. d'Assonville allait donner le signal d'attaquer, un vieil officier lui toucha légèrement le bras.

—Monsieur le comte, lui dit-il, ils sont deux contre un et l'avantage de la position est pour eux.

—Quoi! c'est vous, monsieur du Coudrais, qui comptez l'ennemi!

—Je dois compte au roi, mon maître, de la vie de tous ces braves gens, reprit l'officier en montrant du bout de son épée les soldats impatients. Maintenant ordonnez, et vous verrez si j'hésiterai à me faire tuer.

—Non pas, monsieur, vous triompherez avec vos grenadiers. Ils sont un contre deux! eh bien, nous avons pour nous la vue de ce village qui brûle! Chaque chaumière qui croule crie vengeance. En avant!

Toute la troupe entendit ces mots. Les soldats électrisés s'élancèrent, et Jacques, emporté le premier, sentit courir dans ses veines le frisson de la guerre. Les Hongrois, après s'être mis en bataille, attendaient les Français en poussant mille cris. Grâce à la supériorité du nombre, ils comptaient sur une facile victoire; bien éloignés de mettre la rivière entre eux et les assaillants, ce qui aurait doublé leurs forces par l'avantage de leur position, ils coururent à leur rencontre pêle-mêle et sans ordre, aussitôt qu'ils les virent s'ébranler. Le choc fut terrible; la fusillade éclata sur toute la ligne, et les cavaliers s'abordèrent le sabre et le pistolet au poing. Un instant on put croire que le succès serait douteux. Les combattants ne faisaient qu'une masse mouvante étreinte par la colère et le sauvage amour du sang; de cette masse confuse montait un bruit de fer mêlé à des hurlements de mort. A toute seconde un homme disparaissait du milieu de cet océan de têtes qu'entouraient mille éclairs, où sonnait le cliquetis des armes, et l'espace se resserrait; mais les décharges des grenadiers de M. du Coudrais, qui combattaient en bon ordre, avaient éclairci les rangs de l'ennemi; les Hongrois, écrasés sous une grêle de balles partant de tous les côtés à la fois, pressés par la fougue ardente des cavaliers qu'enflammait l'exemple de M. d'Assonville, mollirent et lâchèrent pied. Un soldat regarda en arrière, un autre tourna bride, un troisième se jeta tout armé dans la Ternoise, dix ou douze décampèrent, un escadron plia tout entier, puis tous enfin reculèrent dans un désordre affreux.

—En avant! cria de nouveau M. d'Assonville, et poussant son cheval sur les derniers combattants, il précipita toute la troupe dans la rivière. Quand les chevaux enfoncèrent les pieds dans l'eau, ce fut une déroute. Les Hongrois et les Croates partirent au galop, jetant leurs mousquetons, et le sabre hacha les fuyards.

Jacques voyait pour la première fois et de près toutes les horreurs d'un combat. L'émotion faisait trembler ses lèvres; mais le piaffement des chevaux, l'éclat des armes, le bruit des explosions, l'odeur de la poudre, excitaient son jeune courage; il brandit son sabre d'une main ferme et se lança tout droit devant lui. Un Croate qu'il heurta dans sa course lui lâcha à bout portant un coup de pistolet; la balle traversa le chapeau de Jacques à deux pouces du front. Jacques riposta par un coup de pointe furieux. Le Croate tomba sur le dos, les bras étendus; le sabre lui était entré dans la gorge; Jacques sentit jaillir sur sa main le sang bouillonnant et chaud; il regarda le soldat pâlissant qu'emportait le cheval effaré. C'était le premier homme qu'il tuait; Jacques abaissa la pointe de son sabre et frissonna, mais il était au premier rang, et le tourbillon le poussa en avant. Au milieu de la mêlée, Jacques rencontra M. d'Assonville et se tint dès lors à son côté. Tous deux les premiers firent entrer leurs chevaux dans la rivière rougie, mais quand il n'y eut plus que des fuyards, tous deux remirent leur sabre au fourreau. Le capitaine tendit la main au soldat.

—Tu t'es bien conduit, Jacques, lui dit-il. Mordieu! tu avais raison de vouloir te mesurer contre ces pillards. Tu leur as payé la monnaie de ta valise!

—Ma foi, monsieur, j'ai fait ce que j'ai pu.

—Eh! mon camarade, ceux qui courent te diront que tu as trop pu!

Le champ de bataille était encombré de morts et de blessés; les ennemis avaient laissé trois cents des leurs par terre; une centaine fort mal accommodés étaient restés aux mains des Français, si bien que les batteurs d'estrade avaient perdu la moitié de leur monde. Cependant les clairons sonnèrent, et les soldats dispersés de toutes parts se réunirent sous leurs guidons.

—Tu n'es pas encore enrégimenté, mon garçon, dit M. d'Assonville à Jacques, ainsi va à tes affaires. Songe que tu as perdu une valise, ne te fais pas faute d'en ramasser deux.

Comme M. d'Assonville allait rejoindre son escadron, deux grenadiers qui portaient un brancard sur lequel gisait un officier vinrent à passer près de lui.

A la vue du capitaine des chevau-légers, l'officier se souleva sur son coude.

—Monsieur le comte, dit-il, vous aviez raison, et je n'avais pas tort.
Ils sont battus, mais ils m'ont tué.

—Tué! s'écria M. d'Assonville. Ah! j'espère, monsieur du Coudrais, que votre blessure…

—Ma blessure est mortelle, reprit le vieil officier. Un coup de feu m'a traversé le corps. Ma prudence m'est expliquée, à présent: c'était un pressentiment. Au revoir, capitaine!

M. du Coudrais laissa tomber sa tête, où flottaient les ombres du trépas, et les soldats passèrent. Jacques avait le coeur serré. Après l'éclat et les transports de la victoire, il venait d'assister au deuil d'une agonie. Il prit dans la direction de la rivière, la tête penchée et l'esprit malade. Combien déjà la paix de la maisonnette était loin! Il n'avait pas fallu deux journées pour que Jacques eût tué quatre ou cinq hommes et qu'il en eût blessé sept ou huit autres. Tout en marchant au milieu des cadavres, ses yeux tombèrent sur ses mains: elles étaient humides et rouges encore; tout son corps frissonna. Quelle route allait-il donc suivre pour arriver jusqu'à Suzanne, et quelles sanglantes prémices son amour venait-il de lui offrir? Jacques foulait en ce moment l'endroit où la mêlée avait été le plus furieuse, la terre était jonchée de morts; au milieu des Hongrois étendus, ses regards vagues et distraits rencontrèrent un soldat qui, tombé à vingt pas de la Ternoise, cherchait à se rapprocher du rivage. Le Hongrois rampait sur les mains et les genoux, se traînait l'espace de quelques pieds, puis s'abattait. Jacques courut à lui et le souleva.

—De l'eau! de l'eau! dit le Hongrois, dont la face était souillée de sang coagulé; de l'eau! je brûle!

Jacques le transporta sur le bord de la Ternoise, et présenta à ses lèvres ardentes un chapeau rempli d'eau.

Le Hongrois trempa son visage dans cette eau froide et but avidement.

—J'ai du feu dans la gorge, et mes lèvres sont comme deux fers rouges, disait-il en léchant les bords humides du chapeau.

Jacques l'adossa contre un tronc d'arbre et lava son visage. Le Hongrois
avait reçu un coup de sabre sur la tête et une balle dans le ventre.
Quand la boue et le sang effacés laissèrent les traits à découvert,
Jacques poussa un cri. Le blessé leva les yeux sur lui.

—Ah! tu me reconnais à présent, dit-il avec un rire amer. Quand tu m'as soulevé, je n'ai rien dit, j'avais soif… maintenant, achève-moi si ça t'amuse.

—Oh! fit Jacques avec une expression d'horreur.

—Parbleu! c'est ton droit.

—Un droit d'assassin!

—Ah! tu as de ces scrupules-là, toi! à ton aise. Quant à moi, je n'y regarderai pas de si près, si quelque jour… Mais les tiens m'ont mis dans un trop piteux état pour que je recommence jamais. Diable! mon drôle, tu t'es bien vengé.

—Non pas! je me suis battu, voilà tout.

—Oh! je ne t'en veux pas! Si je t'avais cassé la tête, tout cela ne serait pas arrivé. C'est une leçon… il est un peu tard pour m'en servir; qu'elle te profite au moins.

L'officier se retourna sur le flanc.

—Vois-tu, reprit-il, quand on tient un ennemi, le plus court est de lui brûler la cervelle. C'est un principe que j'avais toujours mis en pratique; pour l'avoir oublié une fois, voilà où j'en suis réduit…

Une convulsion serra le gosier du Hongrois, qui se tordit au pied de l'arbre.

—De l'eau! de l'eau! murmura-t-il encore, j'ai des charbons dans les entrailles!

Jacques posa le chapeau plein à son côté, et courut chercher du secours. Il trouva M. d'Assonville inspectant sa troupe, suivi d'un maréchal des logis, qui rayait les noms des morts sur le livre de la compagnie.

—L'officier hongrois, qui voulait me faire pendre aux frontières de l'Artois, se meurt, lui dit Jacques; ne pourrais-je pas le faire transporter à l'ambulance pour qu'il reçoive les soins que réclame son état?

M. d'Assonville regarda Jacques.

—Ah! c'est le capitaine qui voulait te faire pendre aux frontières de l'Artois! C'est bien, mon garçon, va.

Jacques partit avec deux grenadiers. L'officier hongrois fut placé sur un brancard garni de bottes de paille. Quelques gouttes de sang se figeaient au bord de ses plaies ouvertes, ses dents claquaient de froid. Le fils du fauconnier le couvrit de son habit.

—Quel coeur as-tu donc? lui dit brusquement l'officier.

—Le coeur de tout le monde.

—Parbleu! tu es bien le premier habitant de ce monde-là que je rencontre.

Les yeux du Hongrois brillaient et s'éteignaient tour à tour; quand il les ouvrait, il regardait Jacques.

—Peut-être vaut-il mieux, reprit-il, que ce soit moi qui parte, et toi qui restes. Je ne vaux rien, et tu as l'air d'un brave jeune homme… Le hasard a eu raison…

Le Hongrois se tut quelques minutes; un tressaillement convulsif l'agita, et ses yeux se voilèrent; tout à coup il les tourna vers Jacques, tout pleins d'un feu extraordinaire.

—Crois-tu qu'il y ait quelque chose là-haut? lui dit-il en montrant le ciel du doigt.

—Il y a Dieu.

—Veux-tu me donner la main?

Jacques tendit sa main au vieux soldat, qui la serra avec plus de vigueur qu'on ne pouvait en attendre d'un homme si cruellement blessé, puis il se renversa sur la paille, et ramena l'habit de Jacques sur lui. Au bout d'un moment, Jacques ne l'entendant plus ni parler ni se plaindre, se pencha vers lui.

—Comment vous trouvez-vous, mon capitaine? lui dit-il.

—Moi, mon ami? très bien.

Le regard était vif, le visage doucement coloré, la voix claire. Jacques se tut, pensant que l'officier hongrois voulait dormir. Quand on fut arrivé à l'ambulance, il souleva l'habit: l'officier hongrois était mort. Deux heures après, la troupe était réunie à l'abbaye de Saint-Georges, autour des tables préparées pour les ennemis. On riait de bon coeur et on mangeait de bon appétit. Si l'on plaignait les blessés, on oubliait les morts; les vivants se félicitaient les uns les autres, et tout allait pour le mieux. M. d'Assonville conduisit Jacques dans une chambre de l'abbaye où une table était dressée.

—Assieds-toi là, lui dit-il.

—Moi! près de vous?

—Après le combat, il n'y a plus ni maître ni serviteur, il n'y a que des soldats. Assieds-toi, te dis-je, et conte-moi ton histoire.

M. d'Assonville n'était déjà plus le brillant officier dont les yeux lançaient des éclairs au moment de la bataille; la tristesse était revenue à son front et la pâleur à ses joues, où la ligne aiguë de ses moustaches se dessinait comme un coup de pinceau sur de l'albâtre; à l'ardeur généreuse, à la mâle fierté, à l'impatience téméraire dont les flammes coloraient tout à l'heure son beau visage, un doux et mélancolique sourire avait succédé. Jacques se sentait tout à la fois ému et attiré par cette tristesse mystérieuse dont la source devait sourdre au fond du coeur. Il s'assit et raconta la naïve histoire de sa jeunesse, de ses amours, de son départ. M. d'Assonville l'écoutait; un instant ses yeux s'humectèrent au récit des amours innocentes de Jacques, mais cet instant fut si court, que Jacques ne vit pas même briller sa prunelle humide. M. d'Assonville porta le verre à sa bouche.

—Je bois à tes espérances, dit-il.

Jacques soupira.

—C'est la fortune du pauvre! murmura-t-il. Si ton amante a le coeur honnête et sincère, garde-les; mais si elle est faible comme le roseau ou trompeuse comme le vent, chasse-les hardiment! Des espérances trahies sont comme des épines qui déchirent.

—J'espère, parce que je crois, répondit Jacques.

—Tu as dix-huit ans! s'écria M. d'Assonville.

Et un éclair d'ironie amère passa dans ses yeux; puis il reprit tout doucement:

—Crois, Jacques; la croyance est le parfum de la vie et la parure de la jeunesse; malheur à ceux qui n'ont pas cru! ceux-là n'ont pas aimé; ceux-là mourront sans avoir vécu!

M. d'Assonville pressa les deux mains de Jacques; le reflet d'une passion mal éteinte illumina son visage, et il avala son verre tout d'un trait.

—A quoi pensais-je? reprit-il; il s'agit d'amour et point de philosophie! Voyons, Jacques, que comptes-tu faire?

—Je vous l'ai dit: me rendre à Paris et chercher fortune, à moins que vous ne consentiez à me garder avec vous.

—C'est ce que nous examinerons plus tard, et ce à quoi je consentirais volontiers si ma compagnie pouvait te rendre service. Mais supposons un instant que tu sois arrivé à Paris, qu'y feras-tu?

—Franchement, je n'en sais rien; je frapperai à toutes les portes.

—C'est un excellent moyen pour n'entrer nulle part. As-tu quelque argent?

—Oui, cinquante livres qu'on m'a volées et que j'espère bien rattraper avec ma valise.

—Et quinze louis que je te donnerai pour ta part du butin.

—Eh! mais, ça fait…

—Ça fait quinze louis. En guerre comme en amour, ce qu'on perd est perdu.

—Ah!

—Avec trois cent soixante livres, tu as juste de quoi battre le pavé de Paris pendant deux mois; après quoi, tu auras la ressource de te faire laquais.

—J'aimerais mieux me jeter dans la rivière.

—Ce n'est pas le moyen d'épouser Mlle de Malzonvilliers.

—C'est juste. Je puis toujours bien me faire soldat.

—Ceci est une autre affaire. Dans le métier des armes, tu as vingt chances de te faire casser la tête et une de gagner des épaulettes.

—C'est peu.

—Mais à Paris, sur deux chances de faire fortune, tu en as douze de mourir de faim, à moins de consentir à faire certains métiers qui répugnent aux honnêtes gens.

—Le peu de tout à l'heure se réduit maintenant à rien.

—Ah! mon ami, tu t'es chargé d'une rude entreprise dans laquelle le courage et la persévérance ne peuvent quelque chose que dans le cas où le hasard se met de leur côté.

—En attendant qu'il y consente, que me conseillez-vous?

—C'est ce que nous allons décider ensemble. Vide cette bouteille de vieux vin de Bourgogne. Le vin porte conseil; il montre faciles les choses les plus extravagantes, et il n'y a guère que celles-là qui vaillent la peine d'être tentées. Quand on veut devenir capitaine, il faut songer à devenir général.

—Général! s'écria Jacques tout étourdi.

—Certes, si j'étais assez fou pour goûter à l'amour, je me risquerais aux princesses du sang.

—Eh bien, pour commencer, si vous m'incorporiez aux chevau-légers? qu'en dites-vous?

—Eh! l'uniforme est joli! Si tu as grand soin d'éviter la mitraille, les balles, les boulets, les grenades et autres projectiles fâcheux; si tu n'es ni tué, ni amputé, si tu te conduis toujours vaillamment; si tu ne te fais jamais punir; si tu te signales par quelque action d'éclat, et si le bonheur te sourit, tu peux compter sur les galons de maréchal des logis à quarante-huit ans. Il ne faudrait pas cependant qu'un lieutenant s'avisât de te regarder de travers, parce que tu aurais manqué de le saluer à propos, auquel cas tu courrais le risque de rester brigadier jusqu'à la soixantaine.

Jacques laissa tomber son verre.

—Ce n'est ni toi ni moi qui avons fait le monde comme il est, et ce n'est pas ta faute si ton père n'était pas chevalier tout au moins. Un père prudent, au temps où nous sommes, devrait toujours naître comte ou baron.

—Monsieur, je cours à Paris tout de ce pas, s'écria Jacques effaré.

—A Paris! eh! eh! c'est une ville aimable aux jeunes gens riches et de bonne mine; mais quand on n'a que de la bonne mine, il faut bien prendre garde d'entrer au cabaret. Les gentilshommes en sortent gris, les pauvres diables en sortent racolés. Paris est un endroit où les plaisirs abondent; seulement ils coûtent très cher, surtout ceux qui ne coûtent rien. Il est vrai que lorsqu'on est beau garçon, on a une chance nouvelle. Ma foi, oui! Où diable avais-je l'esprit de n'y pas penser? On peut plaire à quelque douairière qui vous place alors dans ses affections, juste entre son épagneul et son confesseur; le matin, on sort de son appartement par la porte secrète. Au bout d'un mois, on est le commensal de la maison en qualité de secrétaire; on a le teint fleuri, la bouche vermeille, et l'on a tout le jour pour se reposer!

Jacques fit un geste de dégoût.

—Non! alors il nous reste l'espoir de devenir intendant. Bon métier!
Sais-tu voler, Jacques?

Jacques pâlit et se leva.

—Monsieur! dit-il d'une voix étranglée par l'émotion.

M. d'Assonville le regarda sans qu'un muscle de son visage tressaillît.
Jacques passa ses mains dans les longues boucles de ses cheveux blonds.
Un soupir profond sortit de sa poitrine et il se rassit.

—Pardonnez-moi, monsieur le comte, reprit-il; je ne m'attendais pas à cet outrage de vous qui avez dormi dans les bras de mon père! Vous avez voulu sans doute me punir d'avoir si promptement oublié la distance qui existe entre nous, mais vous l'avez fait méchamment, monsieur le comte. Vous n'avez pas le désir de me venir en aide, je le vois bien. Je prendrai donc conseil des circonstances; mais, quoi qu'il puisse advenir et dans quelque situation que je me trouve, croyez-le bien, jamais je n'oublierai que j'ai, pour me juger, mon Dieu là-haut et mon père là-bas.

—Tu es un brave et loyal garçon, mon ami Jacques, et je suis fier de presser ta main, répondit M. d'Assonville; j'ai voulu t'éprouver, et maintenant que je sais ton âme aussi ferme que ton bras est fort, je te parlerai en homme. Tu n'as rien à faire dans les chevau-légers. Serais-tu le plus instruit, le plus hardi et le plus intelligent soldat de la compagnie, le plus mince cadet de famille expédié de Paris par la cour te passerait sur le corps: Tu n'as rien à faire non plus à Paris. Avec une conscience trempée comme l'acier on n'arrive à rien, à moins d'être duc et pair tout au moins. Reste soldat: les soldats peuvent garder l'honneur pur; mais entre dans l'artillerie. Là seulement un homme qui a de la vaillance, de la conduite et quelque savoir peut se pousser, ne fût-il pas gentilhomme. Tu as de la jeunesse et une tournure qui valent bien quelque chose, Dieu fera le reste: il y a mille hasards entre toi et le but, mais Suzanne est au bout du chemin! J'ai un frère qui commande une compagnie de sapeurs à Laon, je te donnerai une lettre pour lui. C'est un autre moi-même; le fils de Guillaume Grinedal ne sortira pas de la famille.

Jacques prit les mains de M. d'Assonville et les baisa sans pouvoir parler. Le lendemain, portant dans une bourse les quinze louis d'or que lui avait donnés le capitaine, et monté sur un bon cheval bien équipé, il quitta l'abbaye.

—Voici la lettre, lui dit M. d'Assonville; si tu as quelque regret de me quitter, j'en ai tout autant de te perdre; mais il faut que tu arrives à Malzonvilliers, et le plus court chemin passe par Laon. Va donc à Laon. Si jamais tu as besoin de moi, tu me trouveras. Adieu, mon ami.

Jacques pressa la main du capitaine et piqua des deux pour ne pas lui laisser voir que ses yeux se remplissaient de larmes. Il avait déjà l'orgueil du soldat.

V

UN INTÉRIEUR DE CASERNE

Jacques arriva sans encombre à Laon. Le premier soldat qu'il rencontra lui indiqua la demeure de M. de Nancrais. A peine le capitaine eut-il reconnu l'écriture de son frère, qu'il donna l'ordre d'introduire le voyageur. M. de Nancrais était un homme de grande taille, sec, nerveux; ses yeux gris, enfoncés sous d'épais sourcils bruns, séparés à leur pointe interne par une ride profonde, brillaient d'un feu extraordinaire; une longue moustache fauve coupait en deux son visage amaigri par les fatigues de la guerre; il avait, en parlant, l'habitude d'en tordre la pointe aiguë entre ses doigts sans quitter du regard la personne qu'il interrogeait. Ce regard, net et vif comme une pointe d'acier, semblait descendre jusqu'au fond des consciences, et les plus endurcies se sentaient troublées par sa fixité. M. de Nancrais avait deux ou trois ans de moins que son frère, et paraissait être son aîné de trois ou quatre. L'habitude du commandement, et surtout son caractère naturellement impérieux, donnaient à toute sa personne un air d'autorité qui imposait au premier coup d'oeil. Il fallait s'arrêter aux traits du visage pour trouver quelque ressemblance entre les deux frères. Il n'y en avait aucune dans les physionomies. M. de Nancrais tenait la lettre de M. d'Assonville à la main lorsque Jacques entra. Il le considéra deux ou trois minutes en silence.

—Tu arrives de Saint-Pol? dit enfin le capitaine.

—Il y a juste un quart d'heure.

—D'après ce que mon frère me marque, tu as l'intention de te faire soldat?

—Oui, capitaine.

—C'est un métier où il y a plus de plomb que d'argent à gagner.

—C'est aussi le plus honorable pour un homme de coeur qui veut se pousser dans le monde.

—Ça te regarde; mais je dois te prévenir que dans l'artillerie, et dans ma compagnie surtout, on est esclave de la discipline. A la première faute, on met le maladroit au cachot; à la seconde, on le fait passer par les verges; à la troisième, on le fusille.

—Je tâcherai de ne pas aller jusqu'au cachot, afin d'être toujours loin du mousquet.

—C'est ton affaire. Tu connais le régime de ma compagnie, te plaît-il toujours d'y entrer?

—Oui, capitaine.

—M. d'Assonville me parle de toi comme d'un garçon déterminé. Tu as vu le feu, dit-il, et tu t'y es bien conduit.

—J'ai fait mon devoir.

—C'est bien. A partir d'aujourd'hui, tu es soldat dans ma compagnie; souviens-toi de suivre toujours la ligne droite, et ne m'oblige pas à te punir; je le ferai sans pitié, d'autant plus que m'étant recommandé par mon frère, je veux que tu sois digne de sa protection. Le nom de ton père m'engage d'ailleurs à redoubler de sévérité à ton égard; je prétends lui prouver que tu mérites d'être son fils.

Jacques s'apprêtait à répondre; M. de Nancrais l'arrêta d'un geste.

—Tu t'appelles Jacques! continua-t-il.

—Oui, capitaine.

—C'est un nom de bourgeois: il n'en faut pas au régiment. Tu t'appelleras…

—Comme vous voudrez.

—Parbleu! c'est bien ainsi que je l'entends! Tous les soldats ont un nom.

—Oui, un nom qui n'est pas le leur.

—Mais c'est le mien! Crois-tu, par hasard, que j'aie besoin de leur consentement pour les baptiser?

—Est-ce encore de la discipline? demanda Jacques en rougissant.

—Oui, mon garçon, répondit M. de Nancrais, qui ne put s'empêcher de sourire. Mais, mordieu, je le tiens, ton nom: il est écrit sur ton visage!

—Ah! Ainsi, je m'appelle?…

—Belle-Rose.

M. de Nancrais agita sa sonnette; un soldat de planton dans l'antichambre entra, le capitaine lui dit quelques mots à l'oreille, le soldat sortit et revint cinq minutes après avec un caporal de sapeurs.

—Monsieur de la Déroute, dit M. de Nancrais au sous-officier, voilà une recrue que je vous confie; vous le mènerez à la chambrée, l'instruirez dans le métier, et me rendrez compte de sa conduite. Allez.

Malgré son nom formidable, le caporal la Déroute était un excellent homme qui ne demandait pas mieux que de rendre service aux gens. Quand ils furent tous deux dans la rue, le caporal et la recrue, la Déroute se tourna vers notre ami Jacques, appelé maintenant Belle-Rose.

—Il paraît que vous avez été chaudement recommandé au capitaine, lui dit-il; il ne m'en a jamais dit si long à propos d'un soldat.

—Si long! un pauvre bout de phrase d'une douzaine de mots…

—Eh! c'est tout juste trois fois de plus qu'il n'a coutume d'en débiter! Quand une recrue arrive à la compagnie, M. de Nancrais l'interroge, puis il fait appeler un caporal, et lui montrant l'homme, il lui dit: «Voilà un soldat, inscrivez-le», et il tourne le dos. Oh! c'est un terrible homme que le capitaine.

—Bah! dit Belle-Rose, je l'ai vu sourire.

—Il a souri?

—Mais comme tout le monde! Ça ne lui arrive donc jamais?

—Si, quelquefois, mais pas souvent. Moi qui suis vieux dans la compagnie, je sais qu'il a le coeur meilleur que le visage, mais il a pour les recrues un diable d'air qui épouvante les plus têtus. S'il vous veut du bien, vous arriverez vite à l'épaulette.

—L'avancement est donc rapide chez vous?

—Ça dépend. Quand les sièges tuent beaucoup d'officiers, il faut bien les remplacer; alors on choisit parmi les cadets pointeurs ou parmi les soldats les plus habiles et les plus vaillants.

—Si bien que, pour ramasser des épaulettes, il faut que l'ennemi nous jette des boulets.

—Il ne s'en fait pas faute.

—Ces bons Espagnols!

—Oh! notre commandant leur doit son grade. Aussi a-t-il juré de brûler un cierge en leur honneur au beau milieu de Namur. M. Delorme, qui est à la tête du bataillon, est entré sapeur comme vous. Il a vu passer dix capitaines et trois commandants, ç'a été l'affaire de trois ou quatre boulets et d'une demi-douzaine de grenades.

—Ma foi, le métier de sapeur est un beau métier!

—Très beau. Seulement, pour un officier qui perd la jambe, trente soldats perdent la tête.

—Ah!

—C'est un calcul que je me suis amusé à chiffrer dans mes heures de loisir. Vous en pourrez faire la preuve à la première rencontre.

Belle-Rose ne dit mot et se gratta l'oreille; au bout de la rue, il se tourna vers le caporal.

—Monsieur de la Déroute, dit-il, me permettez-vous de vous adresser une question?

—Deux, si vous voulez.

—Vous m'avez dit, je crois, que dans l'artillerie on avance ou on meurt?

—Oui, mon camarade; la mitraille sert d'éclaireur.

—Depuis combien de temps servez-vous?

—Depuis huit ans.

—Diable!

—Voilà une exclamation qui me prouve que votre esprit vient de se livrer à une opération d'arithmétique. Si le sapeur la Déroute a mis huit ans à devenir caporal, combien le sapeur Belle-Rose en mettra-t-il pour devenir capitaine? C'est ce que nous appelons une règle de trois. Ai-je deviné?

—Parfaitement.

—Ici la règle de trois a tort. Vous ne mettrez peut-être que six mois à monter au grade de sergent. Quant à moi, je mourrai caporal. Cela tient à une circonstance particulière. J'ai été piqueur; or, un de nos jeunes officiers, M. de Villebrais, qui m'avait vu sous la livrée, m'a reconnu. On ne fait pas un officier d'un piqueur. Si, grâce à la protection de M. de Nancrais, j'arrive à la hallebarde, j'y resterai.

La Déroute fit cet aveu d'un air simple et résigné qui toucha Belle-Rose. Le soldat prit la main du caporal et la lui serra; puis tous deux arrivèrent à la caserne. La chambrée où Belle-Rose fut incorporé se composait de huit hommes, tous soumis à une sévère discipline. On donna au nouveau venu un habit d'uniforme, un fusil, un sabre, un poignard et une paire de pistolets, et Belle-Rose, bien équipé, monta sa première garde. Le lendemain, on lui apprit le maniement des armes. Au bout d'un quart d'heure, le caporal s'aperçut que sous ce rapport-là la recrue donnerait des leçons à l'instructeur. Le surlendemain, on le mit aux premiers éléments du calcul. Belle-Rose sauta par-dessus les quatre règles et arriva tout d'un coup dans des régions où chaque chiffre était une lettre. Il répondait aux problèmes par des équations. Le jour suivant, le caporal lui mit un crayon entre les doigts. Tandis qu'il lui enseignait les principes du dessin linéaire, s'évertuant à lui démontrer la différence qui sépare un parallélogramme d'un trapèze, Belle-Rose barbouillait un bout de papier sur le coin de la table. Quand la démonstration fut terminée, le barbouillage était fini, et le caporal rit de bon coeur en reconnaissant les mèches de ses cheveux plats collés sur ses tempes, avec son nez retroussé entre deux yeux fendus à la chinoise.

—Ah çà! vous êtes fils de prince! s'écria le caporal en jetant son crayon.

—J'ai toujours tenu ma pauvre mère pour une très honnête femme, et mon père était fauconnier.

Le pauvre la Déroute avait étudié sous le sergent instructeur, et un peu au hasard, comme il avait pu; mais la Déroute ne savait que tout juste ce qu'il fallait pour être caporal de sapeurs. Quand la Déroute était embarrassé, il commençait par réfléchir; mais quand l'embarras était extrême, il finissait par se rendre chez son capitaine. Dans cette circonstance, il se rendit tout droit chez M. de Nancrais, sautant par-dessus la réflexion. Le cas était grave.

—Capitaine, vous avez mis un ingénieur dans la chambrée, lui dit-il; vous m'aviez chargé d'instruire Belle-Rose, et c'est Belle-Rose qui instruit son caporal. Que faut-il faire?

—Envoyez-moi Belle-Rose.

Après un court entretien, M. de Nancrais engagea le protégé de son frère à continuer ses études en mathématiques, et à y joindre l'étude des langues.

—Nous sommes tous plus ou moins ingénieurs et canonniers, lui dit-il; quand tu sauras bien la trigonométrie et l'espagnol, tu ne seras pas loin de l'épaulette. Tu commenceras les leçons demain.

Quatre ou cinq jours après, Belle-Rose reçut une lettre de M. d'Assonville, qui, tout en le félicitant de son zèle, lui envoyait quinze louis pour payer ses professeurs.

Tout de suite et tout ému de joie, il courut la montrer à M. de
Nancrais. M. de Nancrais fronça le sourcil.

—Je voudrais bien savoir, s'écria-t-il en tordant sa moustache, si vous êtes sapeur ou chevau-léger? Je ne me mêle point des affaires de la cavalerie et n'entends point qu'on se mêle de celles de l'artillerie!

—Mais…

—Paix! Vous êtes soldat dans ma compagnie; si je trouve bon de vous donner des maîtres, c'est qu'apparemment il me plaît de les payer. M. d'Assonville vous a envoyé quinze louis, c'est bien; je ne les lui renverrai pas, parce que c'est mon frère; mais tu me feras le plaisir de prendre cette bourse et de payer tes leçons avec l'or que j'ai mis dedans, sinon tu en auras pour dix jours de salle de police. Va maintenant.

—Oh! le terrible capitaine, disait Belle-Rose tout en riant; qu'il est bon et qu'il se donne du mal pour paraître méchant!

Ce jour-là, Belle-Rose étudia la théorie du carré de l'hypoténuse, et prit, sur le papier, un vigoureux bastion défendu par une lunette. Quelquefois l'image de Suzanne venait embrouiller les angles, et le souvenir des promenades dans le jardin faisait manquer l'effet d'un chemin couvert; mais Belle-Rose rattrapait le calcul et le siège, en se disant que chaque chiffre et chaque assaut le rapprochaient de son amante. Un beau jour, vers midi, comme il sortait de sa chambrette, mêlant dans son esprit l'amour aux mathématiques, un soldat le heurta vivement dans l'escalier.

—Au diable le maladroit! s'écria le soldat.

—Il me semble que c'est vous qui m'avez poussé, dit Belle-Rose; je passais à droite, vous montiez à gauche, et vous vous êtes jeté sur moi. Lequel est le maladroit, s'il vous plaît?

—Tiens! je crois qu'il raisonne! T'aviserais-tu de me contredire, par hasard, mauvais blanc-bec?

—En effet, j'ai eu tort, ce n'est pas maladroit que j'aurais dû dire, c'est insolent.

Le soldat leva la main, mais Belle-Rose la saisit en l'air, et sautant à la gorge de son adversaire, il le précipita rudement sur l'escalier. Au bruit de cette lutte, quelques sapeurs accoururent, et voyant ce qui se passait s'élancèrent sur les combattants pour les séparer. Il était temps; Belle-Rose avait appuyé un genou sur la poitrine du soldat, qui râlait sous son étreinte furieuse.

—Tu vas me suivre; un homme qui a la main si forte doit savoir tenir une épée, dit le soldat après qu'il se fut relevé.

Pour toute réponse, Belle-Rose lui fit signe de marcher. On sortit de la ville sans bruit et on s'arrêta dans la campagne, derrière un vieux cimetière, où personne ne passait. Les adversaires mirent habit bas, et, tirant l'épée, commencèrent à ferrailler. Le soldat, qui était un canonnier du nom de Bouletord, poussa Belle-Rose avec tant de furie, que celui-ci fut contraint de rompre deux fois.

—Oh! oh! s'écria son ennemi, il paraît que ce que tu as le mieux retenu de tes études, c'est l'art de battre en retraite.

Belle-Rose ne répondit pas et continua de parer. Il tentait, n'ayant plus de colère au fond du coeur, de désarmer Bouletord; mais le canonnier avait trop d'adresse pour le lui permettre. En rompant une troisième fois, Belle-Rose trébucha contre une pierre; Bouletord profita de l'accident pour lui porter une botte qui l'aurait percé d'outre en outre, si le sapeur, revenant vivement à la parade, n'avait écarté le coup; l'épée glissa le long du corps et déchira la chemise, qui se rougit de quelques gouttes de sang. Le péril rendit un peu de son courroux à Belle-Rose; il se mit à son tour à presser Bouletord, qui rompit, mais point assez vite pour éviter un coup de pointe dans les chairs du bras. Belle-Rose avança toujours; un second coup blessa le canonnier à l'épaule; il voulut riposter, mais une troisième fois l'épée du sapeur l'atteignit à la poitrine. Bouletord chancela et tomba sur ses genoux.

—J'ai mon compte, camarade, dit-il; et il s'évanouit.

Belle-Rose, rentré au quartier, raconta ce qui venait de se passer à la
Déroute.

—C'est fâcheux, lui dit le caporal, mais c'était inévitable.

Belle-Rose le regarda.

—Oh! reprit le caporal, ceci est dans les moeurs du régiment! On a voulu vous tâter. Bouletord est un tâteur: Quand une recrue arrive au corps, un soldat le provoque; tout sert de prétexte en pareille circonstance; il lui donne ou il en reçoit un coup d'épée. Si la recrue se bat bien, il n'a plus rien à craindre, qu'il soit vainqueur ou vaincu; mais, s'il a peur, il est perdu. On vous a fait passer par le baptême de fer.

—Le duel est cependant défendu.

—C'est une excellente raison pour qu'on se batte davantage.

—- Mais qu'en résulte-t-il?

—Rien. Les soldats se battent et les officiers ferment les yeux.

—Ainsi, je n'ai rien à faire?

—Vous n'avez qu'à garder le silence. Bouletord sera porté à l'hôpital et ne dira rien; vos deux témoins seront muets comme des carpes: c'est la religion du soldat. Faites votre service comme si vous n'étiez pour rien dans l'affaire, et si M. de Nancrais apprend tout, soyez sûr qu'il fera semblant de tout ignorer.

—Cependant le chirurgien visitera les blessures de Bouletord?

—Le chirurgien dira que Bouletord a la fièvre; s'il guérit, on dira que la fièvre l'a quitté.

—Et s'il meurt?

—Il sera mort de la fièvre.

Belle-Rose se prit à rire.

—Je ne ris point, continua le caporal; j'ai déjà vu mourir comme ça une demi-douzaine de sapeurs, les uns de la fièvre maligne, les autres de la fièvre rouge. La fièvre rouge est un coup de sabre, la fièvre maligne est un coup d'épée; c'est la plus dangereuse. La fièvre est la providence du soldat. Allez vous coucher.

VI

LES ILLUSIONS PERDUES.

Tout se passa comme la Déroute l'avait prédit. Bouletord entra à l'hôpital; le chirurgien le visita, et déclara qu'il était malade d'une fièvre intermittente. M. de Nancrais feignit de croire ce qu'avait dit le chirurgien; mais un jour qu'il rencontra Belle-Rose seul sur le rempart, il l'interpella brusquement:

—On m'a conté que tu avais failli attraper la fièvre ces jours-ci, prends-y garde: je n'aime pas qu'on la donne ni qu'on la reçoive. C'est bon pour une fois.

—C'est fini, répondit hardiment Belle-Rose; l'accès est passé.

M. de Nancrais sourit. Bouletord guérit, et il n'en fut plus question. Quelques mois se passèrent, puis un an, puis deux, puis trois; Belle-Rose écrivait fréquemment à Saint-Omer; dans les réponses qu'il en recevait, il y avait toujours quelque souvenir de Suzanne, un mot, une fleur de la saison nouvelle, quelque chose qui venait du coeur et qui allait au coeur. Déjà le fils du fauconnier avait dépassé la Déroute; M. de Nancrais, qui l'aimait à sa manière, n'attendait plus, disait-il, que l'occasion de lui faire casser la tête au service du roi pour demander l'épaulette en sa faveur. Belle-Rose appelait une bataille de ses voeux; mais l'Espagnol se tenait sur la frontière, fort paisible dans ses quartiers. Après les généraux, le tour des ambassadeurs était venu. Au lieu de guerroyer, on négociait. Louis XIV s'était marié.

La paix ne faisait point les affaires de Belle-Rose; aussi enrageait-il de tout son coeur. Lorsque M. de Nancrais, le matin, après la lecture du rapport, voyait Belle-Rose soucieux, il lui demandait si les nouvelles étaient à la guerre.

—Point, répondait le sergent; il serait bien temps de donner des quenouilles aux soldats, au moins seraient-ils bons à quelque chose!

—Voilà un drôle qui, pour allumer plus vite le flambeau de l'hyménée, mettrait volontiers le feu aux quatre coins de l'Europe, répondait gaiement M. de Nancrais.

Mais aussitôt que le sergent devenait trop morose, le capitaine lui confiait le commandement de petits détachements qu'on envoyait pour le service des fortifications à Béthune, à Péronne, à Amiens, à Saint-Pol et autres villes de la Picardie et de l'Artois.

Sur ces entrefaites, Belle-Rose reçut une lettre dont la suscription lui fit battre le coeur; il venait de reconnaître l'écriture de Suzanne. C'était la première fois qu'elle lui écrivait directement. Il y a dans la première lettre de la première femme aimée une douceur infinie qui mouille les yeux de larmes divines. Elle apporte une indéfinissable émotion qu'aucune chose ne peut remplacer désormais; les doigts caressent le papier, la bouche l'effleure; il s'en échappe un parfum que l'âme aspire, et c'est un enchantement dont le souvenir réchauffe le coeur des plus tristes vieillards. Belle-Rose baisa mille fois cette lettre avant d'en briser le cachet, puis il courut dans la campagne pour donner à ses confuses mais bienheureuses sensations le silence qui permet de les savourer. Quand il se fut blotti à l'ombre des tilleuls, loin des chemins poudreux par où s'épanche le bruit des villes, il déchira l'enveloppe et lut ce qui suit:

«Quand vous êtes parti de Saint-Omer, mon ami, vous aviez dix-huit ans, j'en avais quinze alors; plus de trois ans se sont écoulés depuis cet instant, et il ne s'est pas passé un seul jour sans que ma pensée se soit arrêtée sur vous. Votre souvenir habite mon coeur comme je vis dans le vôtre: chaque fois que vos lettres annonçaient vos progrès et votre avancement, je me suis réjouie. J'étais heureuse de vos succès et fière d'avoir placé ma tendresse sur un être qui la méritait. Dans la solitude, ma pensée s'est mûrie, mon ami. L'avenir que nous avons rêvé ensemble, et que nous nous étions promis l'un à l'autre d'atteindre, cet avenir m'est toujours doux, et c'est vers lui que se reportent mes illusions quand je veux goûter une heure de tranquille bonheur. L'espérance berce le coeur comme une mère son enfant. Claudine, mon amie, la confidente de mes songes, les anime souvent de sa joyeuse parole, et leur donne alors toutes les trompeuses espérances de la réalité. L'aurore nous trouve bien des fois causant tout bas le long des haies où babillent les oiseaux; bien des fois le crépuscule nous surprend encore dans les prés, marchant les mains entrelacées, et toutes deux nous regardons les bandes d'or qui s'éteignent, et le dernier sourire du soleil qui luit au sommet des peupliers. Elle a votre nom sur les lèvres et m'embrasse; il est dans mon coeur, et je me tais. Quant à mon père, il passe son temps à s'informer du prix des denrées pour accroître sa fortune, que je trouve déjà trop considérable. Il m'assure que c'est pour mon bonheur, et je ne peux pas lui faire entendre raison là-dessus. Il achète un jour du foin, et le lendemain du blé, puis il revend le tout avec de gros bénéfices.—C'est pour ta dot, me dit-il.—Une dot qui est déjà trop grosse! C'est une chose étrange! les personnes qui nous sont le plus attachées agissent suivant leur fantaisie quand elles croient agir pour notre bien, et travaillent à satisfaire leur goût lorsqu'elles prétendent travailler à notre bonheur. Je voudrais allonger cette lettre pour retarder le moment où je dois vous entretenir de l'affaire qui nous touche le plus près, l'un et l'autre. Mais à quoi bon? Ne faudra-t-il pas toujours que je contraigne mon esprit à vous en instruire? l'honnêteté l'exige. Quand vous aurez lu cette lettre jusqu'au bout, vous pleurerez sur moi, sur vous, mais vous m'absoudrez. Ma volonté s'est soumise au mal, elle ne l'a pas fait. Vous savez quelle fut la réponse de mon père à votre proposition: depuis ce jour, il ne m'a jamais entretenue de votre amour et de vos espérances; seulement, quand on lui parlait des progrès que vous faisiez dans l'estime de vos chefs, il disait que cela ne l'étonnait point et que vous étiez un garçon à parvenir à tout. Dans ces moments-là, je me sentais des envies extraordinaires de l'embrasser. Il y a quelque temps, M. de Malzonvilliers, en revenant d'un voyage qu'il avait entrepris à Calais, me présenta un jeune gentilhomme de bonne mine. Un instinct secret, l'instinct du coeur sans doute, me dit que ce jeune seigneur ne venait point à Malzonvilliers pour affaires de commerce, et je sentis mon coeur se serrer. Ce jeune seigneur avait l'esprit très vif, tourné à la galanterie, railleur, plaisant dans ses propos et tout à fait l'air d'un homme de bon lieu; mais on voyait qu'il parlait avant de réfléchir, et qu'il était surtout occupé de plaisirs et de choses futiles. Il resta huit ou dix jours au château, pendant lesquels il ne me fut guère possible de me promener avec Claudine, si ce n'est parfois le matin, de très bonne heure, ou le soir, tandis que l'étranger rendait visite à la noblesse de Saint-Omer. Au bout de ce temps, le gentilhomme partit; je respirais à peine que déjà un grave seigneur le remplaçait au château. Celui-ci était pour le moins aussi sédentaire que l'autre était ingambe; il avait l'humeur douce, égale et bonne, l'air d'une bienveillance extrême, et, quoique souffrant d'anciennes blessures, le maintien noble et aisé. Ses discours étaient enjoués, mais toujours honnêtes, ses manières polies, et l'on se sentait attiré par l'expression de sa physionomie en même temps que saisi de respect à la vue de ses moustaches grises et des cicatrices qui sillonnaient son front chauve. Ce seigneur se nommait M. d'Albergotti. Il était marquis, appartenait à une famille d'origine italienne qui avait tenu un rang considérable dans le Milanais, et portait le cordon de Saint-Louis. M. d'Albergotti avait beaucoup voyagé; sa conversation était intéressante, sa bonté me touchait, et j'éprouvai quelque peine quand il quitta Malzonvilliers pour se rendre à Compiègne, où M. de Turenne le mandait. Il n'était parti que depuis la veille, lorsque mon père, me prenant sous le bras, me fit descendre au jardin. Vous savez que ce n'est pas son habitude; aussitôt qu'il a une heure sans emploi, il s'enferme dans son cabinet, et tout aussitôt une ou deux feuilles de papier sont couvertes de chiffres. Je le regardai étonnée: il se mit à rire.

«—Oh! me dit-il, j'ai à te parler de choses très sérieuses.

«Ce début augmenta ma surprise, et sans savoir pourquoi, j'eus
peur.

«—J'ai songé à te marier, reprit mon père; tu viens de voir tes
deux prétendants.

«—M. le comte de Pomereux et M. d'Albergotti! m'écriai-je plus
morte que vive.

«—Eux-mêmes, mon enfant.

«Je crois que si mon père ne m'avait pas soutenue, je serais tombée.

«—Vous êtes une petite folle, continua-t-il en me faisant asseoir sur un banc; le mariage a-t-il donc rien de si effrayant? Je ne prétends pas d'ailleurs contraindre votre goût. Vous choisirez entre le comte et le marquis.

«J'étais atterrée et ne savais que répondre. Quelques larmes jaillirent de mes yeux, et je me cachai la tête entre les mains. Mon père se mit à battre la terre avec le bout de sa canne.

«—Voyons, ma fille, sois raisonnable, reprit-il; j'aime beaucoup Jacques, et je suis tout prêt à le lui prouver; mais, en conscience, tu ne peux pas l'épouser. Voyez donc quel beau mariage ça ferait!

«Je ne vous répéterai pas tout ce qu'il me dit pour m'amener à son opinion; je n'entendais rien, et ne voyais que vous qui me sembliez debout devant moi.

«—Enfin, ajouta-t-il en terminant, tu seras marquise ou
comtesse, c'est une consolation.

«—J'ai promis de l'attendre! m'écriai-je, suffoquée par les
larmes.

«—Eh! voilà bien une autre folie! répliqua mon père; et là-dessus il me tint cent autres discours que dans ce moment-là je ne compris guère, mais qui depuis me sont revenus à la mémoire et que je ne vous rapporterai pas tout au long. On prétend que les pères n'en tiennent jamais d'autres à leurs enfants; les pères, je veux bien le croire, mais les mères, c'est impossible! C'étaient de grands discours sur notre fortune et sur le bonheur que je goûterais étant riche et titrée; tout cela était dit sans méchanceté aucune et de la meilleure foi du monde. Quand M. de Malzonvilliers me quitta, j'étais comme étourdie. Au bout d'une heure, le trouble de mes esprits se calma, et je me fis tout haut à moi-même la promesse de n'épouser jamais que vous. Vers le soir, très résolue à suivre mon projet, je me rendis chez vous pour raconter ce qui se passait à Claudine. Ce fut votre père qui me reçut. Que devins-je, mon ami, lorsque je l'entendis m'exhorter à vous oublier! Je résistai; alors, prenant mes mains dans les siennes, et courbant son front chargé de cheveux blancs devant le mien, il me supplia d'obéir à M. de Malzonvilliers, au nom de son propre honneur à lui, Guillaume Grinedal, au nom du vôtre, Jacques! Il ne voulait pas que l'on pût porter contre lui l'accusation d'avoir toléré notre mutuelle tendresse, ni que l'on vous supposât coupable d'avoir abusé de la confiance de mon père dans l'espoir de m'épouser pour augmenter votre fortune! Il m'assura que jamais il ne consentirait à l'union de son fils avec une personne qui le choisirait contre le gré de sa famille; j'ai vu pleurer ce vieillard, mon ami, et je me suis retirée toute bouleversée. Dans mon isolement, je me suis jetée aux pieds d'un vieux prêtre, mon confesseur. Il m'a écoutée avec une pieuse charité.—Élevez votre âme à Dieu, m'a-t-il dit, et faites-lui une offrande de vos douleurs; les enfants doivent obéissance à leurs parents.

«Un instant, j'ai eu la pensée de prendre le voile; mais j'ai compris que si je me donnais à Dieu, j'étais perdue pour vous. Au moment où j'étais le plus tourmentée, votre soeur vint à moi. Ce n'était plus la jeune fille rieuse et folâtre que vous avez connue. Ses yeux étaient rouges à force d'avoir pleuré.—Suzanne, me dit-elle, c'est votre devoir d'obéir. Il vous aime trop bien pour ne pas vous pardonner.—Mon père arriva. Je compris qu'il attendait ma réponse: je me jetai dans ses bras en pleurant. Il m'embrassa sur le front; sa joie fut ma seule consolation à cette heure suprême.—Lequel as-tu choisi? me dit-il.—Hélas! je n'y avais seulement pas songé! Les deux gentilshommes se représentèrent à ma pensée. M. de Pomereux était jeune et superbe, l'autre était vieux et souffrant. Je n'hésitai pas.—M. d'Albergotti, répondis-je.—Mon père parut étonné, mais il ne manifesta pas autrement sa surprise que par un mouvement des lèvres.—Soit, dit-il, je vais lui écrire.—Deux jours après, M. d'Albergotti revint à Malzonvilliers.—Je vous dois de la reconnaissance, me dit-il; mais soyez certaine que je m'efforcerai de vous donner autant de bonheur que vous en pouvez espérer d'un père.—Sa voix et le regard qui accompagna ces paroles me touchèrent profondément, et je mis ma main dans la sienne. Ayez du courage, mon ami; l'honneur et le devoir m'ordonnaient de faire ce que j'ai fait; vous souffrirez avec moi sans me condamner. Nous nous habituerons à ne penser l'un à l'autre que comme un frère pense à sa soeur. Vous serez le mien, et nul autre que vous et mon mari n'entrera dans un coeur qui se réfugie en Dieu. Adieu, Jacques, dans trois jours je serai la femme d'un autre; il ne me sera plus permis de vous écrire. Par pitié, ne vous laissez pas aller au désespoir; le vôtre me rendrait folle, et c'est à peine si déjà je conserve assez de raison pour vous exhorter au sacrifice. Ma part n'est-elle pas la plus amère? Vous restez libre, libre d'aimer, et je m'enchaîne!

«SUZANNE.»

Lorsque Jacques eut terminé cette lecture, il se leva. Sa figure était blanche comme un cierge; aucune larme n'éteignait l'éclat fiévreux de ses regards; lui qui s'attendrissait aisément devant les émotions faciles, demeura impassible en face de cette douleur profonde qui déchirait tout son être. Il marcha d'un pas rapide, mais ferme, vers la maison de M. de Nancrais et entra. Le capitaine travaillait. Au nom que lui jeta le sapeur de planton, M. de Nancrais, sans se retourner, demanda à Belle-Rose ce qu'il voulait.

—Un congé, répondit le sergent.

—Hein? fit le capitaine. Tu veux un congé?

—Oui, monsieur.

Le capitaine quitta son bureau. Si la voix de Belle-Rose lui avait paru altérée, l'expression de son visage l'étonna.

—Qu'as-tu? lui dit-il.

—Il faut que je parte pour Saint-Omer.

—Aujourd'hui?

—A l'instant.

—Et si je ne voulais pas te donner ce congé?

—Je recommanderais mon âme à Dieu, mon corps à M. d'Assonville, et me ferais sauter la cervelle après.

—Il n'y aurait peut-être pas grand mal à cela; ce serait autant de besogne épargnée à mes sapeurs!

—J'attends, mon capitaine, reprit Belle-Rose.

M. de Nancrais le regarda une minute: c'était un homme qui se connaissait en physionomies; l'expression de celle du sergent lui fit comprendre que Belle-Rose avait pris une résolution irrévocable, et que cette résolution partait d'une secousse violente. Il aimait le fils du vieux fauconnier plus qu'il ne le laissait voir, il se décida donc sur-le-champ.

—Mais que se passe-t-il à Saint-Omer? reprit-il.

—Mlle de Malzonvilliers se marie.

—Eh bien! qu'est-ce que ça te fait?

—Je l'aime.

—Ah! voilà une excellente raison! Sous toutes les folies que les hommes entreprennent, cherchez, et vous trouverez une femme! Voyons, Belle-Rose, que feras-tu à Saint-Omer?

—Je la verrai.

—Et si elle ne veut pas te recevoir?

—Il adviendra ce que Dieu voudra.

—C'est de la frénésie! Mon frère et toi vous m'aviez bien conté cette histoire, mais je l'avais presque oubliée! Un amour de soldat, mais c'est une fleur d'automne!

Belle-Rose regarda la pendule; ce mouvement n'échappa point à M. de
Nancrais.

—Eh! mon garçon, il n'y a qu'un quart d'heure! Qu'est-ce?

—C'est une lieue.

Le capitaine s'approcha de la table, écrivit quelques mots sur un bout de papier et signa.

—Va-t'en au diable! dit-il à Belle-Rose en lui donnant le papier.

Mais au moment où Belle-Rose se retirait, il lui prit la main:

—Tu es le fils du vieux Guillaume, mon ami, ne fais pas de sottise; tu nous affligerais, M. d'Assonville et moi; tu as l'âme honnête, aie le coeur fort.

Belle-Rose serra la main de M. de Nancrais et s'élança hors de l'appartement.

21 Mars 2018 16:27 0 Rapport Incorporer Suivre l’histoire
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