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Èlie-Petrovitch Pravdine, capitaine-lieutenant sur la frégate russe l'Espérance, a une passion exclusive pour la mer, son bateau et ses hommes. Il fait la connaissance d'une très belle femme, la princesse Flora qui va faire naître chez lui un amour irraisonné...


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I-La princesse Flora à sa parente, à Moscou.

Je suis furieuse contre Moscou, ma chère, parce que tu n’es pas avec moi. Je dois
te raconter une foule de choses… mais comment te les écrire ? J’ai tant vu et tant
vécu depuis une semaine ! D’abord, j’ai été mortellement triste : rien n’est plus
ennuyeux qu’un continuel étonnement. La cour impériale et le grand monde me
donnent le vertige, et j’en suis arrivé à entendre sans m’émerveiller la plus
énorme sottise, comme à contempler sans sourire le plus curieux tableau ; mais
la fête de Peterhoff, Peterhoff lui-même, c’est une exception, la perle des
exceptions jusqu’à présent… J’ai tout vu ; j’ai été partout ; j’ai les oreilles
assourdies du bruit du canon, des cris du peuple, du murmure des fontaines, du
rebondissement des cascades… Nous avons lu avec attention, nous avons dévoré
avec gourmandise ensemble, tu te le rappelles, la description des miracles de
Peterhoff ; mais, quand j’ai vu de mes propres yeux toutes ces merveilles, elles
m’ont littéralement dévorée, et j’ai tout oublié, même toi, mon bel ange ; j’ai
rebondi dans les airs avec la cascade ; j’ai monté jusqu’au ciel avec sa poussière ;
je suis redescendue sur la terre, légère comme la goutte de rosée ; j’ai jeté mon
ombre céleste et odoriférante, sur les allées pleines de souvenirs ; j’ai joué avec
les rayons du soleil et avec les vagues de la mer ; et tout cela, c’était le jour ; et
quelle nuit a couronné ce jour ! Il fallait s’étonner en voyant comme peu à peu
s’allumait l’illumination ; il semblait qu’un doigt de feu dessinât de merveilleux
dessins sur le voile noir de la nuit ; elle s’épanouissant en fleurs, s’arrondissait en
roue, rampait en serpent, et, tout à coup, voilà que tout le jardin fut en feu. Tu
eusses dit, ma chère, que le soleil était tombé du ciel sur la terre et s’y était
éparpillé en étincelles ; les flammes avaient entouré les arbres, mais des
couronnes d’étoiles aux pièces d’eau ; les fontaines étaient des volcans et les
montagnes des mines d’or ; les canaux et les bassins s’en imbibaient avidement,
reproduisaient les dessins et les doublaient ; et arbres, pièces d’eau, fontaines,
montagnes, canaux et bassins semblaient rouler un immense incendie. Les
clameurs du peuple, jointes au bruit des cascades et au frémissement des arbres,
vivifiaient ce splendide spectacle par leur majestueuse harmonie : c’était la voix
de Circé, c’était le chant des sirènes.


À onze heures du soir, tout l’Olympe descendit à terre ; de longues files de
voitures serpentaient dans les jardins, et les resplendissantes dames de la cour
qui les occupaient, pareilles à des files de perles, semblaient un rêve de poète,
tant elles étaient légères et presque transparentes. Et, moi-même, j’étais une de
ces sylphides ! J’avais une robe de brocart, – qu’on appelle à la cour, je ne sais
pourquoi, robe russe, – avec un dessous de satin blanc, garni de piqués d’or ;

cette robe, ma chère Sophie, était si bien coupée, si bien brodée, qu’avant de la
vêtir, j’eus envie de me mettre à genoux devant ; j’étais coiffée avec des
marabouts, présent de mon mari, et je te dirai, sans vanité aucune, que cette
coiffure m’allait à merveille ; et, quand même je ne m’en fusse pas rapportée à
mon miroir, le murmure des hommes sur mon passage eût pu convaincre l’apôtre
Thomas lui-même que ta cousine était très gentille.


Mais tu attends probablement, chère Sophie, la description du bal masqué à
Peterhoff. Mon Dieu ! comment vais-je donc faire pour mettre de l’ordre dans
mes souvenirs ? Tous les objets roulent dans ma tête comme un tourbillon de
lucioles. Les plaques de diamants des princes et des généraux faisaient pâlir les
étoiles du ciel. Les poissons familiers de l’étang de Marly suivaient dans l’eau les
bavards officiers de la garde se répandant par les allées, lesquels eussent dû
prendre de leur mutisme une leçon de modestie. J’ai vu un chambellan myope
prêt à pleurer d’avoir perdu sa lorgnette. Et j’avais vraiment peur que le Samson,
après avoir tué son lion, ne se mît à ma poursuite, tant un grain de vertigineuse
folie était entré dans mon cerveau. Les statues de l’Apollon du Belvédère et de
l’Actéon dansent la polonaise devant moi avec la princesse Bebi et la comtesse
Zezi. Je n’ose vraiment entamer le chapitre des compliments que m’a faits le
prince Étienne, ni la description du pavillon Magique, où la danse bondissait
comme une Folie avec des milliers de grelots.


Tout le monde dit que le bal masqué était des plus brillants et que, depuis la
grande Catherine, il n’avait jamais été fait une si grande dépense de rouge, d’or,
de bougies et d’amabilités. Ton oncle, le cher homme ! avait mis une telle
quantité de décorations, de croix et de cordons, que les mauvais plaisants
assuraient qu’il se préparait à faire partie de l’exposition des arts, et l’on a
comparé notre grosse Moscovite, la princesse Z…, à cause de la traîne de sa
robe, à une comète. Mais, à mon avis, c’était sans raison ; elle portait sa queue
aussi habilement qu’un renard.


Te rappelles-tu cet aide de camp, si long de taille, qui nous a tant fait rire, l’an
passé, par ses phrases aussi roides que ses moustaches ? Eh bien, la générale T…
nous a affirmé qu’il avait prétendu qu’une certaine dame marchait contre les
cœurs à la baïonnette. Tu vois bien que tout le monde était fou, que moi la toute
première, j’étais folle, et qu’il me serait impossible de te raconter tout ce qui s’est
dit, tout ce qui a été entendu, avec qui je me suis promenée, combien
d’aiguillettes d’argent et d’or ont étincelé, rampé, tourbillonné autour de moi, et
combien de généraux et de moustaches de toutes couleurs ont été enivrés de
bonheur, en m’entendant répondre à leur invitation ces simples mots :
– Avec plaisir, monsieur.


Ah ! mon cher ange, tu n’as pas idée à quel point ces perroquets à plumes

blanches et noires m’ont ennuyée ! Est-ce que tu ne crois pas que toute cette
jeunesse doive acheter ses phrases en même temps que ses gants ? Comme nos
anciens dîners à Moscou commençaient toujours par la soupe froide, leur
conversation commence toujours par ces spirituelles paroles :
– Vous aimez la danse, madame ?


Non, messieurs, non ; je suis prête, au contraire, à haïr la danse à cause des
danseurs qui, comme le coucou de la pendule de ma grand’mère, ne cessent de
me répéter le même cri ; c’est une fatigue avec le commun des martyrs ; mais,
avec nos jeunes gens à la mode, nos lions, nos dandys, c’est plus qu’une fatigue,
c’est un véritable crucifiement. Ils torturent leur pauvre cerveau pour en tirer une
goutte d’essence de rose ou de vinaigre !


– Tous les yeux et toutes les lorgnettes sont fixés sur vous, madame, me disait
un diplomate en se dandinant si gravement sur sa chaise, que l’on eût dit que de
son équilibre dépendait l’équilibre de l’Europe. Regardez donc, princesse,
comme tous les regards brillent quand ils rencontrent les vôtres : en vérité, c’est
un véritable feu d’artifice !


– Pas tout à fait, lui répondis-je. Je vois beaucoup d’artifices, c’est vrai ; mais
où donc est le feu ?


Me croiras-tu, ma chérie, si je te dis que, dans cette masse de têtes, dans cette
voie lactée d’yeux gris, bleus, noirs, marron, pas une seule physionomie ne m’a
souri comme je l’eusse désiré ? Pas un seul regard n’a brillé d’une vraie
sympathie pour moi, et, dans ces yeux, aucuns qui fussent dignes d’occuper un
instant mon esprit et ma pensée. « Comme il y a peu de cavaliers !… » disionsnous à Moscou. « Comme il y a peu d’hommes !… » disais-je à Peterhoff. 

La vulgarité avait passé son linceul de glace sur tous ces visages. C’est en vain que
tu étudieras tous les traits de leur physionomie, soit dans l’ensemble, soit dans les
détails, tu ne pourras deviner ni à quel peuple, ni à quelle époque, ni à quelle
race appartiennent tous ces gens-là. Dans leur sourire, tu ne trouveras pas
l’expression ; dans leurs paroles, tu ne trouveras pas la pensée ; sous leurs
crachats, tu ne trouveras pas le cœur ; c’est un tableau recouvert d’un magnifique
vernis, dont le prix est énorme, mais dont personne ne peut dire le sujet. Pendant
toute cette soirée, je n’ai pas entendu une seule conversation, une seule phrase,
un seul mot qui mérite de rester dans ma mémoire. Ils parlaient de tout ; mais
qu’ont-ils dit ? Un seul, en causant avec moi, fit une bonne appréciation.

– Regardez près de vous, regardez loin de vous, regardez autour de vous, me
dit-il ; n’est-ce pas que tout ce bal ressemble à un jardin anglais ? Les plumes et
les fleurs des dames tremblent comme des plantes sous les baisers du zéphyr ; là
se déroule la danse polonaise, comme un sentier vivant ; là, une masse
d’officiers, avec leurs panaches, semblent un massif de palmiers. Voilà, en petit,

nos monts Ourals avec leurs sables dorés. Voilà une grotte avec son écho ; cet
écho est le plus formidable de tous ceux que vous ayez jamais entendus : il peut
répéter jusqu’à cent fois le mot moi. Plus loin, voyez ce dos voûté : c’est un pont
qui ne mène nulle part. Partout des clefs en or, mais qui n’offrent absolument
rien ; des espèces d’urnes funéraires renfermant, au lieu de cendres, du tabac de
France ou d’Espagne, et, autour de ces monuments, les innocentes jeunes filles se
promenant avec les spirituelles pensées d’un troupeau de brebis ; et, si vous me
permettez de pousser ma comparaison jusqu’à l’hyperbole, continuait mon
railleur en arrêtant son regard sur un groupe de vieilles femmes, nous pouvons
trouver ici jusqu’à ces ruines pittoresques, jusqu’à ces tours gothiques qui
s’élèvent dans les coins retirés, et dans lesquelles, comme des hiboux et des
chouettes, nichent les préjugés.


– Bon Dieu, que vous êtes caustique ! lui dis-je ; est-ce que vous ne pourriez
pas trouver des motifs moins acerbes à vos comparaisons ? est-ce que vous
n’auriez pas pu, dans votre jardin anglais, aussi bien qu’à Tzarko-Zélo, placer un
temple, un monument de victoire ?


– Dans ce cas, me répondit mon interlocuteur en saluant, je prends le rôle de
la colonne rostrale ; mais c’est vous, madame, qui serez le monument de ma
défaite, en même temps que le temple de l’Amour.
Je regardai ce monsieur en souriant ; c’était vraiment dommage qu’il ne fût ni
jeune ni beau, et que son nez, long et pointu, fût la véritable lance dont il frappait
ses antagonistes.
Me voilà rentrée à la maison.


L’amour ! l’amour ! Pourquoi ce mot, que je veux repousser, pénètre-t-il
malgré moi dans mon cœur, comme cette rose épineuse dans les tresses de mes
cheveux ? Pourquoi puis-je jeter cette rose par la fenêtre, et ne puis-je pas y jeter
ce mot après elle ? Pourquoi est-ce que je soupire quand j’entends ce mot
amour ? Pourquoi suis-je prête à pleurer quand je pense à l’amour ?

– Ô ma bonne Sophie ! joyeuse et insouciante amie de mon enfance, si tu
savais de quel lourd métal se font les couronnes de noce, si tu pouvais
comprendre que la boîte de Pandore, moins l’espérance, est la véritable corbeille
de mariage, tu aurais pitié de moi. Combien de luxe, et combien peu de tendresse
de cœur ! J’entends le pas de mon mari ; je cours à lui pleine de joie et d’ardeur,
et lui m’accueille comme un précepteur accueille un enfant ; il reçoit mes
caresses, mais il ne les cherche pas, mais il n’y répond pas. Je le vois seulement à
l’heure des repas ; mais alors il est bien plus préoccupé de chercher des truffes
que tous les regards du monde ; il apporte seulement dans la maison la fatigue de
son service et l’ennui de ses recherches, et, quand mon amour demande un peu
de réciprocité, il me fait un compliment. Ai-je besoin de parures, de chevaux,

d’un équipage, il ne me refuse rien, il ouvre sa bourse, il la vide, il jette l’argent à
poignées. Quelque part que je veuille aller, il me dit : « Va, » sans me demander
pourquoi je ne lui dis pas de venir avec moi. Mais, hélas ! son sourire et ses
caresses seraient mon plus cher cadeau, et, pour attendre un baiser de lui, je
resterais toute une semaine à la maison.


Tu diras, ma chère, que c’est une injustice de ma part. Non, mon ange, c’est de
l’impatience ; et, probablement, cette impatience passera-t-elle avec le temps. J’ai
voulu seulement te dire en passant qu’il est triste, bien triste, d’avoir des désirs
matériels qui sont accomplis aussitôt qu’exprimés, tandis qu’un désir, mais qui
vient du cœur celui-là, reste sans réponse et sans espérance. Mon cœur se glace
en s’appuyant sur cette froide étoile d’or. Où est donc l’amour, la tendresse ? où
est même la simple amitié qui le réchauffera d’une heure de sympathie ?
Il est minuit ; tout est sombre et calme autour de moi, et ce n’est que la mer
qui menace et caresse les pierres de Monplaisir, où nous demeurons. Ce n’est que
dans le lointain que passent, comme de vagues pensées, les feux des yachts.
L’ennui m’endort. À demain, ma bonne Sophie.
Peterhoff, 1er juillet 1829.
La même à la même.
Je parie une larme contre une de tes paillettes, une larme, dix larmes, vingt
larmes, – et, pour moi, ce n’est point du tout une bagatelle, comme tu sais, chère
cousine, – que tu ne devineras jamais où j’ai été aujourd’hui ? Tu diras que j’ai
été à la promenade, que j’ai monté à cheval, que j’ai fait un déjeuner dansant.
Bah ! tout cela est par trop vulgaire ! Tu diras que j’ai été à la parade des troupes.
Non. Au feu d’artifice. Non plus. Je me suis promenée, et sais-tu où ? et croirastu en quoi ?
Ce n’était ni dans un radeau sur un lac, ni dans un bateau sur une rivière.
Imagine-toi que je me suis tout simplement promenée en pleine mer, dans une
frégate de quarante-six canons. Oh ! je suis persuadée que ton imagination
moscovite, qui n’a jamais vu une tempête, excepté du boulevard de TchisteProdé, frémit à la seule pensée de l’immensité et des horreurs de la mer. Ce sont
de vraies bagatelles, ma chère. La mode a fait des héroïnes, même de nous autres
femmes timides, et, quand tu auras mis une seule fois le pied sur un tillac, tu
seras familiarisée avec la crainte, et tu te trouveras, sur l’Océan, aussi bien que
dans ton salon à visites.
Vraiment, la mer est une charmante créature. Elle m’a tellement plu dès la
première visite que je lui ai faite, que me voilà toute prête à faire un voyage
autour du monde.
Imagine-toi… – Mais non, attends ; – je ne veux rien oublier, et je
commencerai par le commencement.

M’y voilà.
J’espère que tu as entendu raconter combien notre empereur aime la flotte. Il
l’a ressuscitée ; il lui a donné la force russe, et il lui a procuré de vrais lauriers à
Navarin. C’était la volonté de Sa Majesté de régaler la cour et les ambassadeurs
d’une promenade en pleine mer. Et, en effet, quel régal, donné par un petit-fils de
Pierre le Grand, pouvait être plus czarien et plus magnifique que celui-là ?
Les bateaux étaient prêts ; la matinée était délicieuse.
La cour commençait à prendre place, et je te jure que ce n’est pas sans un gros
serrement de cœur que j’ai quitté la terre ferme, et c’est toute frissonnante que je
suis descendue dans un bateau ; mais, quand les rames commencèrent à battre la
mer, quand la longue file des chaloupes, dont chacune était pareille à une
corbeille de fleurs flottante, commença de fendre les vagues, et que, devant
toutes les chaloupes, vola, comme un aigle, un bateau de vingt rames, portant la
gloire et l’espérance de la Russie ; quand les bords semblèrent s’enfuir de nous, et
que le lointain Cronstadt, avec son épaisse forêt de mâts, vint à notre rencontre,
alors que l’immense mer se développa derrière lui bleue et brillante, ma crainte
se changea en une jouissance calme et tout à fait nouvelle, et je me trouvai aussi
bien dans ma barque que dans un berceau.
Mais voilà que nous avons dépassé Cronstadt, et que nous approchons de
l’escadre, prête à mettre à la voile. Tous les matelots disposaient les agrès des
bâtiments avec une telle harmonie, qu’on n’eût dit une flotte peinte sur un
immense panorama, si des hourras mille fois répétés n’avaient prouvé que cette
flotte était bien vivante.
À peine l’empereur, avec la famille impériale, eût-il mis le pied sur le vaisseau
amiral, que toute la flotte leva l’ancre, et que chacun de nos bateaux accosta au
hasard le bâtiment le plus proche de lui. Le tableau était splendide : les voiles, en
tombant, formaient une muraille flottante avec des tours. Nous discutâmes
longtemps sur le choix du bâtiment qui devait nous porter ; l’une désirait tout
simplement un vaisseau de cent canons, aussi gros que notre président du bureau
civil ; l’autre, qui était plus modeste, se contentait d’un vaisseau de soixante et
dix, pourvu toutefois que le vaisseau portât le pavillon du contre-amiral ; une
troisième voulait absolument prendre place dans un yacht paré et doré comme
pour un bal. Quant à moi, pourquoi ? je n’en sais rien, mais une seule frégate me
plaisait, harmonieuse dans tout son ensemble et idéale de légèreté, de beauté et
de force. Elle élançait jusqu’au ciel ses mâts si fins et si hardis ; sa longue
banderole brillait dans l’air si légère et si gracieuse ; elle-même, elle s’ébranlait si
majestueusement ; ses canons nous regardaient par leurs fenêtres avec tant
d’étonnement et de curiosité, que j’avais un ardent désir de mettre le pied sur ce
monstre charmant !

Je ne saurais te dire si je fus plus séduisante ou plus opiniâtre que toutes mes
compagnes de bateau, mais enfin je remportai la victoire. Un officier de
l’équipage de la garde impériale qui, du pied gauche, dirigeait le gouvernail de
notre république à douze rames, rendit honneur à mon goût et tourna sous la
poupe de cette charmante frégate. À la ceinture de sa galerie sculptée était écrit
en lettres d’or le mot ESPÉRANCE. Ce mot seul me l’eût fait préférer. Un
escalier extérieur était tapissé par des voiles. Nous montons. Imagine-toi… Mais
non, tu ne peux pas t’imaginer ce que je vis là. Je ne sais par où commencer, et,
surtout, par où finir. C’était un nouveau monde, c’était un magnifique poème. Le
plancher était blanc et ciré comme une table ; les agrès, tant ils étaient coquets,
semblaient des papillotes posées sur la tête d’une femme ; les haubans avaient
l’air de dentelles fantastiques ; les cuivres étincelaient comme de l’or ; le bronze
des canons était noir comme l’aile d’un corbeau ; et puis cette foule tout autour…
et puis cette immensité devant les yeux, tout cela était enivrant.
Au signal donné par des trompettes d’argent, il sembla que notre géant tendait
largement ses bras pour saisir le vent. Sa poitrine ondulait, et notre colosse,
accélérant d’instant en instant sa marche, finit par s’élancer devant lui en
dévorant l’espace. La tête me tournait, prise d’un séduisant vertige, et, quand mes
yeux furent redevenus clairs, ils se rencontrèrent avec les yeux du capitaine de
vaisseau, dont je n’avais pu voir la physionomie au moment où il était venu à
notre rencontre. La nature, comme dit Shakespeare, aurait pu le montrer
orgueilleusement du doigt et dire : « Voilà un homme ! »
Grand de taille, bien fait, noble de tournure ; quelque chose de ravissant dans
un visage irrégulier mais expressif, le distinguait de tous les autres. Ses yeux –
quels yeux, chère Sophie ! – humides et bleus comme la mer qui dominait, ses
yeux brillaient sous son front, dont les plis semblaient l’ondulation de la vague,
qui caresse et dévore l’imprudent qui se confie à elle. Il n’y avait point dans ses
mouvements cette agilité de nos jeunes gens à la mode. On pouvait même
remarquer en lui quelque chose de sombre, de sauvage, qui peut-être ne venait
pas de sa timidité, mais qui, en tout cas, lui allait à merveille. Il nous adressa la
parole en rougissant ; il baissait les yeux sous nos regards, et, d’abord, sa voix
trembla comme la corde de cuivre d’un sistre ; et voilà que notre sauvage
s’enhardit, et, ayant levé enfin ses yeux pleins de flammes, il commença de nous
expliquer toutes les manœuvres, la destination de chaque chose, d’une façon si
charmante, si poétique, si pittoresque, que nous autres femmes en avions oublié
nos bavardages ordinaires, et que ce ne fut que de temps en temps que nous
plaçâmes, dans les intervalles de sa narration, quelques demandes, dont la plus
frivole de nous écoutait la réponse avec un immense intérêt.
J’étais tombée du ciel, ma chérie. D’après ce que j’avais entendu dire de nos

officiers de marine, je les avais regardés, jusqu’à présent, comme un peu plus
habiles – voilà tout – que les morses qui jouent de la guitare, et que l’on montre
aux foires dans un grand baquet ; et voilà que, tout à coup, je rencontrai sur le
plancher d’un tillac un homme bien élevé, quoique son chapeau n’eût pas de
plumes, un homme enfin qui pouvait être l’ornement du plus élégant salon de
toute ville capitale.
Tout en causant avec nous, il n’oubliait cependant pas son devoir. Un seul mot
de sa part, un seul regard de ses yeux, poussaient cette masse énorme que l’on
appelle un vaisseau, c’est-à-dire cette œuvre du génie humain, bâtie de bois et de
fer, et qui a des ailes de toile.
Nous descendîmes.
Que d’élégance, chère Sophie, dans le luxe des cabines ! quel goût parfait dans
les décorations ! Les canons armaient les deux côtés du vaisseau ; les boulets
étaient amassés près d’eux, en pyramides de grosses perles noires ; les lances, les
haches et toutes les armes mortelles du vaisseau étaient pendues comme des
ornements ; au milieu de ce vaste pont – je m’amuse, ma chère, à te tourmenter
avec mes énigmes maritimes – ouvrait sa bouche une énorme écoutille, c’est-àdire l’ouverture par laquelle les yeux peuvent apercevoir les tonneaux et la patte
d’une ancre gigantesque, emblème de l’espérance qui reste toujours au fond de
chaque chose.
Quant à mon mari, il était charmé. Il avait visité la cuisine de fer fondu, avec
tous les ustensiles qui font les délices d’un gastronome. On lui avait apporté un
morceau de viande qui était destiné au commun des matelots, et il avait redit
cette phrase de Grimod de la Reynière : « À cette sauce, on mangerait son grandpère. »
Enfin, le capitaine nous mena au fin fond de l’enfer, et notre cœur se serra de
terreur, et nous nous écriâmes toutes pleines d’angoisse, lorsqu’il nous dit, en
nous éclairant avec une bougie, que nous étions maintenant juste au-dessus de la
sainte-barbe, au centre du vaisseau. Il me semblait que toutes les gargousses,
avant qu’il nous eût bien avoué qu’elles étaient enfermées dans des caisses,
prenaient feu et éclataient autour de nous, et qu’au lieu d’air nous respirions des
flammes. Je n’ai pas besoin de te dire avec quelle prestesse et quelle légèreté je
m’élançai hors du cratère de ce volcan endormi.
– Ah ! je vois bien, mesdames, nous dit le capitaine, que vous avez peur de
sauter !
Je regardai le capitaine.
Un regard de tels yeux, et je ne sais pas un cœur qui ne saute au ciel.
Jusque-là, les manœuvres étaient les mêmes. La flotte voguait vers la pleine
mer. Les rivages semblaient s’enfoncer.

Sur l’ordre de l’amiral, transmis par les signaux, les bateaux se rangeaient sur
deux lignes, viraient de bord, ou coupaient une ligne par l’autre, comme les
figures d’un jeu d’échecs de Titans, et nous passions si près des autres vaisseaux,
que nous pouvions échanger des compliments avec les personnes de notre
connaissance. Enfin, l’empereur fit déployer son drapeau, et, à peine l’aigle à
deux têtes eut-il ouvert ses ailes sur le champ d’or, qu’en un instant un salut
général tonna de tous les vaisseaux.
C’était une véritable image de l’enfer, mais d’un délicieux enfer, mon cher
ange. D’abord des vagues de fumée roulèrent dans les airs ; mais bientôt toute la
mer ne fut plus qu’un immense cratère de volcan. À peine le vent avait-il dissipé
un nuage, que d’autres nuages, plus gros, plus épais et plus noirs lui succédaient.
Je ne parle pas du tonnerre. Le bruit du tonnerre n’est rien en comparaison du
vacarme épouvantable qui semblait bouleverser le ciel et la terre. Je crus que j’en
demeurerais sourde pour toute ma vie, et que je ne serais pas capable d’entendre
la trompette du jugement dernier. De la poupe, nous contemplions avec
étonnement et les vagues du canon et les vagues de la mer. Le capitaine de la
frégate restait près de nous et me regardait d’un air mélancolique.
Nous nous taisions.
Et, d’ailleurs, pouvait-on parler, au milieu du bavardage de ces mille
commères de fer fondu ? Mais qu’avais-je besoin de parler ? J’étais aussi
heureuse que si un songe aux ailes d’or m’eût transportée à travers l’espace.
Tout à coup, à trois pas de moi, retentit un coup de canon isolé, et, aussitôt
après, ce cri se fit entendre :
– Un homme à la mer !
Puis d’autres cris :
– Il disparaît !… il s’enfonce !… il est perdu !
Je me sentis tout près de m’évanouir.
Un canonnier, en enfonçant la charge, était tombé à la mer.
En un instant, le malheureux, était déjà derrière la poupe. Ayant perdu la tête,
il roulait avec les vagues. On n’avait pas eu le temps d’envoyer une chaloupe à
son aide, tant l’accident avait été rapide et inattendu. Et le cordage qu’on lui avait
jeté du bâtiment, écarté par le mouvement du sillage, nageait loin de lui. Il s’était
enfoncé, avait reparu ; mais un instant encore, et il allait disparaître pour
toujours.
En ce moment, tout habillé, avec son uniforme, le capitaine sauta par dessus le
bord dans la mer.
Ce fut un long cri d’enthousiasme ; chacun courut à l’arrière, se haussant pour
voir par dessus le bastingage ; les canons qui hurlaient s’interrompirent. On eût
dit que l’émotion générale les avait atteints.

Pendant ce temps, le capitaine avait reparu sur la surface des flots, avait nagé
vers le marin, l’avait saisi par le bras, et, de la main qui restait libre, nageait vers
le vaisseau.
Mais le vaisseau s’éloignait.
En effet, quelle volonté humaine peut instantanément arrêter une pareille
masse une fois lancée ? L’effroi nous atteignit toutes lorsque nous vîmes que le
sauveur perdait ses forces sous le poids énorme qu’il était obligé de soulever audessus de l’eau. Il commença de tourner sur lui-même, s’enfonça, reparut,
s’enfonça de nouveau, resta longtemps, oh ! bien longtemps sous les vagues.
Enfin, une épaulette d’or étincela au milieu de l’écume, mais ce ne fut que pour
un instant.
Je n’étais plus en état de rien voir, et, quand ce cri déchirant : « Il est perdu ! »
retentit autour de moi, je m’évanouis tout à fait…
Oh ! comme il est bon de revenir à la vie quand l’âme sommeille encore et que
le corps seul peut apprécier ce retour, quand aucune pensée triste n’a encore eu le
temps de pénétrer dans l’esprit !
Tout cela m’arriva.
Mais, tout à coup, la réminiscence du péril que courait le brave capitaine serra
mon cœur comme un gantelet d’acier. J’ouvris les yeux avec un grand cri, et…
devine qui était derrière moi, me secouant au visage l’eau dont il était trempé…
Je vois que tu as deviné, chère cousine.
Eh bien, oui, c’était lui !
Je ferme ma lettre comme je fermai alors mes yeux, pour avoir un instant de
plus à jouir d’un si doux rêve. J’étais si heureuse !
Oh ! pour que Dieu me permette d’abandonner cette vie mondaine, pour que
Dieu me permette de m’imbiber comme une abeille de la rosée de ce doux
souvenir, je veux m’oublier, je veux oublier, et j’oublie tout le reste.
Peterhoff, le 2 juillet 1829.


16 de Abril de 2018 a las 02:09 0 Reporte Insertar Seguir historia
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