A
Andrés Burgos


Le Père est une nouvelle de Guy de Maupassant, parue en 1883.


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I

Comme il habitait les Batignolles, étant employé au ministère de

l'instruction publique, il prenait chaque matin l'omnibus, pour se

cendre à son bureau. Et chaque matin il voyageait jusqu'au centre de

Paris, en face d'une jeune fille dont il devint amoureux.

Elle allait à son magasin, tous les jours, à la même heure. C'était une

petite brunette, de ces brunes dont les yeux sont si noirs qu'ils ont

l'air de taches, et dont le teint à des reflets d'ivoire. Il la voyait

apparaître toujours au coin de la même rue; et elle se mettait à courir

pour rattraper la lourde voiture. Elle courait d'un petit air pressé,

souple et gracieux; et elle sautait sur le marche-pied avant que les

chevaux fussent tout à fait arrêtés. Puis elle pénétrait dans

l'intérieur en soufflant un peu, et, s'étant assise, jetait un regard

autour d'elle.

La première fois qu'il la vit, François Tessier sentit que cette

figure-là lui plaisait infiniment. On rencontre parfois de ces femmes

qu'on a envie de serrer éperdument dans ses bras, tout de suite, sans

les connaître. Elle répondait, cette jeune fille, à ses désirs intimes,

à ses attentes secrètes, à cette sorte d'idéal d'amour qu'on porte, sans

le savoir, au fond du coeur.


Il la regardait obstinément, malgré lui. Gênée par cette contemplation, elle rougit. Il s'en aperçut et voulut détourner les yeux; mais il les ramenait à tout moment sur elle, quoiqu'il s'efforçât de les fixer ailleurs.

Au bout de quelques jours, ils se connurent sans s'être parlé. Il lui

cédait sa place quand la voiture était pleine et montait sur l'impériale, bien que cela le désolât. Elle le saluait maintenant d'un petit sourire; et, quoiqu'elle baissât toujours les yeux sous son regard qu'elle sentait trop vif, elle ne semblait plus fâchée d'être contemplée

ainsi.

Ils finirent par causer. Une sorte d'intimité rapide s'établit entre

eux, une intimité d'une demi-heure par jour. Et c'était là, certes, la

plus charmante demi-heure de sa vie à lui. Il pensait à elle tout le

reste du temps, la revoyait sans cesse pendant les longues séances du bureau, hanté, possédé, envahi par cette image flottante et tenace qu'un visage de femme aimée laisse en nous. Il lui semblait que la possession entière de cette petite personne serait pour lui un bonheur fou, presque au-dessus des réalisations humaines.

Chaque matin maintenant elle lui donnait une poignée de main, et il gardait jusqu'au soir la sensation de ce contact, le souvenir dans sa chair de la faible pression de ces petits doigts; il lui semblait qu'il en avait conservé l'empreinte sur sa peau.

Il attendait anxieusement pendant tout le reste du temps ce court voyage en omnibus. Et les dimanches lui semblaient navrants.

Elle aussi l'aimait, sans doute, car elle accepta, un samedi de printemps, d'aller déjeuner avec lui, à Maisons-Laffitte, le lendemain.

* * * * *



Elle était la première à l'attendre à la gare. Il fut surpris; mais elle

lui dit:

--Avant de partir, j'ai à vous parler. Nous avons vingt minutes: c'est plus qu'il, ne faut.

Elle tremblait, appuyée à son bras, les yeux baissés et les joues pâles.

Elle reprit:

--Il ne faut pas que vous vous trompiez sur moi. Je suis une honnête fille, et je n'irai là-bas avec vous que si vous me promettez, si vous me jurez de ne rien... de ne rien faire... qui soit... qui ne soit pas... convenable....

Elle était devenue soudain plus rouge qu'un coquelicot. Elle se tut. Il ne savait que répondre, heureux et désappointé en même temps. Au fond du coeur, il préférait peut-être que ce fût ainsi; et pourtant... pourtant il s'était laissé bercer, cette nuit, par des rêves qui lui avaient mis le feu dans les veines. Il l'aimerait moins assurément s'il la savait de conduite légère; mais alors ce serait si charmant, si délicieux pour lui! Et tous les calculs égoïstes des hommes en matière d'amour lui travaillaient l'esprit.

Comme il ne disait rien, elle se remit à parler d'une voix émue, avec des larmes au coin des paupières:

--Si vous ne me promettez pas de me respecter tout à fait, je m'en

retourne à la maison.

Il lui serra le bras tendrement et répondit:

--Je vous le promets; vous ne ferez que ce que vous voudrez.

Elle parut soulagée et demanda en souriant:

--C'est bien vrai, ça?

Il la regarda au fond des yeux.

--Je vous le jure!

--Prenons les billets, dit-elle.

Ils ne purent guère parler en route, le wagon étant au complet.

Arrivés à Maisons-Laffitte, ils se dirigèrent vers la Seine.

L'air tiède amollissait la chair et l'âme. Le soleil tombant en plein

sur le fleuve, sur les feuilles et les gazons, jetait mille reflets de

gaieté dans les corps et dans les esprits. Ils allaient, la main dans la main, le long de la berge, en regardant les petits poissons qui

glissaient, par troupes, entre deux eaux. Ils allaient, inondés de

bonheur, comme soulevés de terre dans une félicité éperdue.


Elle dit enfin:

--Comme vous devez me trouver folle.

Il demanda:

--Pourquoi ça?

Elle reprit:



--N'est-ce pas une folie de venir comme ça toute seule avec vous?



--Mais non! c'est bien naturel.



--Non! non! ce n'est pas naturel--pour moi,--parce que je ne veux pas

fauter,--et c'est comme ça qu'on faute, cependant. Mais si vous saviez!

c'est si triste, tous les jours, la même chose, tous les jours du mois

et tous les mois de l'année. Je suis toute seule avec maman. Et comme

elle a eu bien des chagrins, elle n'est pas gaie. Moi, je fais comme je

peux. Je tâche de rire quand même; mais je ne réussis pas toujours.

C'est égal, c'est mal d'être venue. Vous ne m'en voudrez pas, au moins.



Pour répondre, il l'embrassa vivement dans l'oreille. Mais elle se

sépara de lui, d'un mouvement brusque; et, fâchée soudain:



--Oh! monsieur François! après ce que vous m'avez juré.



Et ils revinrent vers Maisons-Laffitte.



Ils déjeunèrent au Petit-Havre, maison basse, ensevelie sous quatre

peupliers énormes, au bord de l'eau.



Le grand air, la chaleur, le petit vin blanc et le trouble de se sentir

l'un près de l'autre les rendaient rouges, oppressés et silencieux.



Mais après le café une joie brusque les envahit, et, ayant traversé la

Seine, ils repartirent le long de la rive, vers le village de La Frette.



Tout à coup il demanda:



--Comment vous appelez-vous?



--Louise.



Il répéta: Louise; et il ne dit plus rien.



La rivière, décrivant une longue courbe, allait baigner au loin une

rangée de maisons blanches qui se miraient dans l'eau, la tête en bas.

La jeune fille cueillait des marguerites, faisait une grosse gerbe

champêtre, et lui, il chantait à pleine bouche, gris comme un jeune

cheval qu'on vient de mettre à l'herbe.



À leur gauche, un coteau planté de vignes suivait la rivière. Mais

François soudain s'arrêta et demeurant immobile d'étonnement:



--Oh! regardez, dit-il.



Les vignes avaient cessé, et toute la côte maintenant était couverte de

lilas en fleurs. C'était un bois violet! une sorte de grand tapis étendu

sur la terre, allant jusqu'au village, là-bas, à deux ou trois

kilomètres.



Elle restait aussi saisie, émue. Elle murmura:



--Oh! que c'est joli!



Et, traversant un champ, ils allèrent, en courant, vers cette étrange

colline, qui fournit, chaque année, tous les lilas traînés à travers

Paris, dans les petites voitures des marchandes ambulantes.



Un étroit sentier se perdait sous les arbustes. Ils le prirent et, ayant

rencontré une petite clairière, ils s'assirent.



Des légions de mouches bourdonnaient au-dessus d'eux, jetaient dans

l'air un ronflement doux et continu. Et le soleil, le grand soleil d'un

jour sans brise, s'abattait sur le long coteau épanoui, faisait sortir

de ce bois de bouquets un arôme puissant, un immense souffle de parfums,

cette sueur des fleurs.



Une cloche d'église sonnait au loin.



Et, tout doucement, ils s'embrassèrent, puis s'étreignirent, étendus sur

l'herbe, sans conscience de rien que de leur baiser. Elle avait fermé

les yeux et le tenait à pleins bras, le serrant éperdument, sans une

pensée, la raison perdue, engourdie de la tête aux pieds dans une

attente passionnée. Et elle se donna tout entière sans savoir ce qu'elle

faisait, sans comprendre même qu'elle s'était livrée à lui.



Elle se réveilla dans l'affolement des grands malheurs et elle se mit à

pleurer, gémissant de douleur, la figure cachée sous ses mains.



Il essayait de la consoler. Mais elle voulut repartir, revenir, rentrer

tout de suite. Elle répétait sans cesse, en marchant à grands pas:



--Mon Dieu! mon Dieu!



Il lui disait:



--Louise! Louise! restons, je vous en prie.



Elle avait maintenant les pommettes rouges et les yeux caves. Dès

qu'ils furent dans la gare de Paris, elle le quitta sans même lui dire

adieu.



* * * * *



Quand il la rencontra, le lendemain, dans l'omnibus, elle lui parut

changée, amaigrie. Elle lui dit:



--Il faut que je vous parle; nous allons descendre au boulevard.



Dès qu'ils furent seuls, sur le trottoir:



--Il faut nous dire adieu, dit-elle. Je ne peux pas vous revoir après ce

qui s'est passé.



Il balbutia:



--Mais, pourquoi?



--Parce que je ne peux pas. J'ai été coupable. Je ne le serai plus.



Alors il l'implora, la supplia, torturé de désirs, affolé du besoin de

l'avoir tout entière, dans l'abandon absolu des nuits d'amour.



Elle répondait obstinément:



--Non, je ne peux pas. Non, je ne peux pas.



Mais il s'animait, s'excitait davantage. Il promit de l'épouser. Elle

dit encore:



--Non.



Et le quitta.



Pendant huit jours, il ne la vit pas. Il ne la put rencontrer, et, comme

il ne savait point son adresse, il la croyait perdue pour toujours.



Le neuvième, au soir, on sonna chez lui. Il alla ouvrir. C'était elle.

Elle se jeta dans ses bras, et ne résista plus.



Pendant trois mois, elle fut sa maîtresse. Il commençait à se lasser

d'elle, quand elle lui apprit qu'elle était grosse. Alors, il n'eut plus

qu'une idée en tête: rompre à tout prix.



Comme il n'y pouvait parvenir, ne sachant s'y prendre, ne sachant que

dire, affolé d'inquiétudes, avec la peur de cet enfant qui grandissait,

il prit un parti suprême. Il déménagea, une nuit, et disparut.



Le coup fut si rude qu'elle ne chercha pas celui qui l'avait ainsi

abandonnée. Elle se jeta aux genoux de sa mère en lui confessant son

malheur; et, quelques mois plus tard, elle accoucha d'un garçon.



* * * * *



Des années s'écoulèrent. François Tessier vieillissait sans qu'aucun

changement se fit en sa vie. Il menait l'existence monotone et morne des

bureaucrates, sans espoirs et sans attentes. Chaque jour, il se levait à

la même heure, suivait les mêmes rues, passait par la même porte devant

le même concierge, entrait dans le même bureau, s'asseyait sur le même

siège, et accomplissait la même besogne. Il était seul au monde, seul,

le jour, au milieu de ses collègues indifférents, seul, la nuit, dans

son logement de garçon. Il économisait cent francs par mois pour la

vieillesse.



Chaque dimanche, il faisait un tour aux Champs-Élysées, afin de

regarder passer le monde élégant, les équipages et les jolies femmes.



Il disait le lendemain, à son compagnon de peine:



--Le retour du bois était fort brillant, hier.



Or, un dimanche, par hasard, ayant suivi des rues nouvelles, il entra au

parc Monceau. C'était par un clair matin d'été.



Les bonnes et les mamans, assises le long des allées, regardaient les

enfants jouer devant elles.



Mais soudain François Tessier frissonna. Une femme passait, tenant par

la main deux enfants: un petit garçon d'environ dix ans, et une petite

fille de quatre ans. C'était elle.



Il fit encore une centaine de pas, puis s'affaissa sur une chaise,

suffoqué par l'émotion. Elle ne l'avait pas reconnu. Alors il revint,

cherchant à la voir encore. Elle s'était assise, maintenant. Le garçon

demeurait très sage, à son côté, tandis que la fillette faisait des

pâtés de terre. C'était elle, c'était bien elle. Elle avait un air

sérieux de dame, une toilette simple, une allure assurée et digne.



Il la regardait de loin, n'osant pas approcher. Le petit garçon leva la

tête. François Tessier se sentit trembler. C'était son fils, sans doute.

Et il le considéra, et il crut se reconnaître lui-même tel qu'il était

sur une photographie faite autrefois.



Et il demeura caché derrière un arbre, attendant qu'elle s'en allât,

pour la suivre.



Il n'en dormit pas la nuit suivante. L'idée de l'enfant surtout le

harcelait. Son fils! Oh! s'il avait pu savoir, être sûr? Mais

qu'aurait-il fait?



Il avait vu sa maison; il s'informa. Il apprit qu'elle avait été épousée

par un voisin, un honnête homme de moeurs graves, touché par sa

détresse. Cet homme, sachant la faute et la pardonnant, avait même

reconnu l'enfant, son enfant à lui, François Tessier.



Il revint au parc Monceau chaque dimanche. Chaque dimanche il la voyait,

et chaque fois une envie folle, irrésistible, l'envahissait, de prendre

son fils dans ses bras, de le couvrir de baisers, de l'emporter, de le

voler.



Il souffrait affreusement dans son isolement misérable de vieux garçon

sans affections; il souffrait une torture atroce, déchiré par une

tendresse paternelle faite de remords, d'envie, de jalousie, et de ce

besoin d'aimer ses petits que la nature a mis aux entrailles des êtres.



Il voulut enfin faire une tentative désespérée, et, s'approchant d'elle,

un jour, comme elle entrait au parc, il lui dit, planté, au milieu du

chemin, livide, les lèvres secouées de frissons:



--Vous ne me reconnaissez pas?



Elle leva les yeux, le regarda, poussa un cri d'effroi, un cri

d'horreur, et, saisissant par les mains ses deux enfants, elle s'enfuit,

en les traînant derrière elle.



Il rentra chez lui pour pleurer.



Des mois encore passèrent. Il ne la voyait plus. Mais il souffrait jour

et nuit, rongé, dévoré par sa tendresse de père.



Pour embrasser son fils, il serait mort, il aurait tué, il aurait

accompli toutes les besognes, bravé tous les dangers, tenté toutes les

audaces.



Il lui écrivit à elle. Elle ne répondit pas. Après vingt lettres, il

comprit qu'il ne devait point espérer la fléchir. Alors il prit une

résolution désespérée, et prêt à recevoir dans le coeur une balle de

revolver s'il le fallait. Il adressa à son mari un billet de quelques

mots:



«Monsieur,



«Mon nom doit être pour vous un sujet d'horreur. Mais je suis si

misérable, si torturé par le chagrin, que je n'ai plus d'espoir qu'en

vous.



«Je viens vous demander seulement un entretien de dix minutes.



«J'ai l'honneur, etc.»



Il reçut le lendemain la réponse:



«Monsieur,



«Je vous attends mardi à cinq heures.»



* * * * *



En gravissant l'escalier, François Tessier s'arrêtait de marche en

marche, tant son coeur battait. C'était dans sa poitrine un bruit

précipité, comme un galop de bête, un bruit sourd et violent. Et il ne

respirait plus qu'avec effort, tenant la rampe pour ne pas tomber.



Au troisième étage, il sonna. Une bonne vint ouvrir. Il demanda:



--Monsieur Flamel.



--C'est ici, monsieur. Entrez.



Et il pénétra dans un salon bourgeois. Il était seul; il attendit

éperdu, comme au milieu d'une catastrophe.



Une porte s'ouvrit. Un homme parut. Il était grand, grave, un peu gros,

en redingote noire. Il montra un siège de la main.



François Tessier s'assit, puis, d'une voix haletante:



--Monsieur... monsieur... je ne sais pas si vous connaissez mon

nom... si vous savez....



M. Flamel l'interrompit:



--C'est inutile, monsieur, je sais. Ma femme m'a parlé de vous.



Il avait le ton digne d'un homme bon qui veut être sévère, et une

majesté bourgeoise d'honnête homme. François Tessier reprit:



--Eh bien, monsieur, voilà. Je meurs de chagrin, de remords, de honte.

Et je voudrais une fois, rien qu'une fois, embrasser... l'enfant....



M. Flamel se leva, s'approcha de la cheminée, sonna. La bonne parut. Il

dit:



--Allez me chercher Louis.



Elle sortit. Ils restèrent face à face, muets, n'ayant plus rien à se

dire, attendant.



Et, tout à coup, un petit garçon de dix ans se précipita dans le salon,

et courut à celui qu'il croyait son père. Mais il s'arrêta, confus, en

apercevant un étranger.



M. Flamel le baisa sur le front, puis lui dit:



--Maintenant, embrasse monsieur, mon chéri.



Et l'enfant s'en vint gentiment, en regardant cet inconnu.



François Tessier s'était levé. Il laissa tomber son chapeau, prêt à

choir lui-même. Et il contemplait son fils.



M. Flamel, par délicatesse, s'était détourné, et il regardait par la

fenêtre, dans la rue.



L'enfant attendait, tout surpris. Il ramassa le chapeau et le rendit à

l'étranger. Alors François, saisissant le petit dans ses bras, se mit à

l'embrasser follement à travers tout son visage, sur les yeux, sur les

joues, sur la bouche, sur les cheveux.



Le gamin, effaré par cette grêle de baisers, cherchait à les éviter,

détournait la tête, écartait de ses petites mains les lèvres goulues de

cet homme.



Mais François Tessier, brusquement, le remit à terre. Il cria:



--Adieu! adieu!



Et il s'enfuit comme un voleur.



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May 20, 2018, 12:16 a.m. 0 Report Embed Follow story
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The End

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